M. Henry Berlet

M. Henry Berlet


Lorsque vous avez bien voulu m'entrouvrir les portes de votre Compagnie c'est, je pense, dans le souci de faire entrer parmi vous un peu de ce ­monde rural qui vous est cher, tant par ses inquiétudes que par ses espoirs.

La voix qui monte de nos plaines et de nos coteaux n'est pas une longue plainte. Elle a la gravité ­des choses de nos villages.

Elle a la volonté délibérée de rester simple, en dehors de tout éclat et de rejeter les faux problè­mes.

En acceptant d'accueillir un décès modestes ma­gistrats de nos Communes vous avez voulu, je pense, rendre hommage à ces Communes elles-mê­mes et, croyez-le, mes chers Confrères, elles sont comme moi infiniment sensibles à cet honneur.

L'extraordinaire ambiance de la vieille maison de la rue Stanislas où votre Académie mène son train en grande Dame, avec quelle indépendance, quelle jeunesse d'esprit et quelle générosité de cœur, est une des choses les plus surprenantes qui attende et qui enchante l'Associé correspondant qui vous rejoint.

Il naît de cette confrontation bimensuelle tant d'intérêt, les passes d'armes y sont d'une si savante courtoisie, il s'y révèle tant de science, tant d'am­pleur et de fermeté dans les connaissances et tant de foncier libéralisme, tout y reflète si bien le niveau et la qualité intellectuelle de la province qu'on a le sentiment de se trouver là à l'un des points
d'abou­tissement de 1.000 ans de culture et de civilisation.


Mais il y a l'épreuve du Salon Carré.

Pris sous les feux croisés de votre Académie et de votre public, en même temps que sous ceux des lustres fameux de ce Salon Stanislas, qui les uns et les autres sont à la fois éblouissants et quelque peu radioscopiques, le candidat se dit que de toute façon il est trop tard pour reculer et qu'il ne lui reste plus qu'à compter sur votre extrême bienveil­lance.


Serait-ce un titre à cette bienveillance, Monsieur le Président, Monsieur le Secrétaire Perpétuel, de rappeler qu'il y a 30 ans, lors de la séance publique du 7 mai 1936, en ce même lieu, Charles Berlet vous accueillait l'un et l'autre comme Membres titulaires.

Il rappelait alors, Monsieur le Président, les mé­rites de l'éminent Juriste que vous étiez, doublé d'un pèlerin infatigable de notre Province auprès de nos compatriotes d'Europe Centrale, et évoquait déjà l'universalité de vos connaissances.


Il était fier en même temps,Monsieur le Secré­taire Perpétuel, de rappeler à votre Compagnie la valeur et l'originalité de votre œuvre d'Historien dont les travaux sur le Sénat Impérial et votre magistral portrait de Cambacérès posaient les fon­dements d'un monument de littérature et d'histoire qui honore tant notre Académie.

Je crois donc pouvoir compter sur ces titres à votre bienveillance pour m'autoriser à évoquer de­vant vous, aujourd'hui, quelques scènes et portraits des premiers jours de Verdun.


Ce matin-là, 21 février 1916, i lavait gelé: une légère couche de neige durcie recouvrait le sol et les arbres.C'était après les pluies et les tourmen­tes des jours précédents, cette impression de sai­sissement atmosphérique fréquent en Lorraine.

Sans s'attendre au printemps, qui était loin en­core, les hommes vaquaient à leurs travaux dans l’air vif et piquant du matin. C'était ce temps de gel qui, pour les hommes des tranchées,endurcis­sait la terre, allégeait les corps et les choses.

La terre continuait à tourner sur son axe, avec une régularité absolue: ailleurs les hommes se le­vaient ou se couchaient: Paris et les villes de Fran­ce s'éveillaient progressivement au seuil de cette troisième année de guerre: Il était 7 h. du matin.

C'est alors que l'événement se produisit, sur un ­arc de cercle d'une quinzaine de kilomètres au nord de Verdun, entre le bois d'Hautmont et l'Herlebois.

Ce fut un déchaînement. Une immense traînée de détonations comme si des milliers de charges explosaient ensemble à l'horizon.


J'emprunte à Jules Romain le départ de cet évé­nement:

Des explosions toute proches - dit-il -, des éclatements d'obus dans l'air, dans les branches, dans la terre, des mor­ceaux de fonte, de bois, des paquets de terre, des cailloux qui volent au-dessus de vos têtes,  de grosses fumées qui jaillissent de vingt endroits à la ronde; un tremblement général du sol, l'air tout entier qui prend l’odeur d'une culasse de canon chaude, qu'on vient d'ouvrir.


Les hommes, sous ce marmitage intensif cher­chent l'abri, le trou, l'embryon de tranchée qui n'a pas encore été atteint, se terrent, font corps avec le sol.

Mais le choc est aussi psychologique. Un abru­tissement qui empêche la moindre réflexion, ne laissant en jeu que la manœuvre d'un instinct de conservation des plus élémentaires.

Replié sur lui, le soldat n'est habité que par ce qui ne se traduit qu'une fois ou deux dans son exis­tence:

Je suis vivant, je vis encore, je vais mourir, je ne le suis pas encore,j'étouffe, etc ...


Après quelque temps, la surprise passée, ou une habitude s'étant créée à cet état de choc continu, certaines pensées embryonnaires surgissent, en par­ticulier chez ceux qui sont investis de responsa­bilité et de commandement.

La première semble avoir été: «Mais, qu'est-ce que font les artilleurs? » (les nôtres, naturelle­ment).

Les Officiers profitent d'un rare moment d'accal­mie pour tenter d'établir la liaison par coureur avec le régiment ou la brigade. Il faut absolument établir une contrebatterie.

Il faut parvenir à réduire la puissance du feu allemand.

Cette cogitation était poussée chez d'autres plus maîtres d'eux et connaissant parfaitement le mé­tier de la guerre jusqu'au point suivant: les boches vont attaquer, ils vont sortir de leurs lignes d'un moment à l'autre, il faut être prêts, il faut se pré­parer à se défendre.

Et d'autres, plus rares sans doute: il faut monter la contre-attaque.

C'est ainsi que, dans cette matinée du 21, l'atta­que était ressentie comme un choc d'une rare bru­talité par le combattant.


Ailleurs, jusqu'aux extrémités du front, elle était devinée par l'effet d'un roulement de tambour con­tinu.

Le Général Passaga inscrivait ce jour-là, dans son abri situé au Lac loir dans les Vosges, à 160 km de Verdun :        

Je perçois nettement   par le sol de mon abri un roulement de tambourin cessant, ponctué de rapides coups de grosse caisse.

Mais, quelle forme avait-il pris aux échelons im­médiatement supérieurs? car telle est bien la dif­ficulté de la guerre: celle de donner aux choses l’exacte proportion qu'elles doivent avoir,celle de délimiter selon les trois dimensions et surtout se­lon la quatrième,l'importance matérielle et morale d'un événement, le replacer dans l'enchaînement des causes et tirer de cette étude les décision indis­pensables.

Dugny on en discutait ferme à l'Etat-major de la région fortifiée de Verdun, commandée par le Gé­néral Herr.La question étant de savoir si ce bom­bardement" était la préparation d'une attaque. Les comptes rendus téléphoniques qui arrivaient du front étaient encore fragmentaires; isolés, passant de l'officier ou du sous-officier qui les avait émis à la région fortifiée de Verdun, ils avaient été soi­gneusement élimés, décapés de tout élément pas­sionnel, réduits à un certain laconisme volontaire tel que:

A 7 h 30 déclenchement de bombardement de minenwerfer sur le bois des Caures ... arrosage du bois des Caures de 77, 150 et 120, barrage sur les lisières Sud des bois d'Hautmont et des Caures.


Néanmoins, malgré la volonté, le sang-froid des Etats-majors, l'idée de l'événement commençait progressivement,en mordant sur des habitudes ou sur des conceptions antérieures, à prendre quelque ressemblance avec lui.


On sentait qu'il était important,qu'il était quelque chose d'exceptionnel, quelque chose d'inhabituel et, dans les imaginations commença à naitre et pren­dre forme lentement, ce que devait être Verdun, avec toutes les hésitations et les craintes d'erreurs qui président à toute interprétation de ce genre.

La première réaction de la région fortifiée de Verdun fut une réaction de balistique; elle concer­na l'utilisation de la route Bar-le-Duc - Verdun, seule voie d'accès pour renforts, munitions et ravi­taillement.

Par contre, au G.Q.G., que la chose dérangeait dans la solitude stratégique de ses préparations de la bataille de la Somme, l'attaque allemande ne se traduisit que par le communiqué de 15 heures, ainsi' conçu:

Faible action des deux artilleries sur l'ensemble du front,sauf au nord de Verdun où elles ont eu une certaine activité.


Et c'est alors que se produisit,un peu comme à la Marne,une sorte de miracle: tout au long du front d'attaque on assista à la renaissance du feu de l'infanterie française; chacun dans son trou re­levait la tête, époussetait sa culasse et, calmement, ajustait et tirait sur les silhouettes couleur gris sauterelle qui s'avançaient au devant de lui; cha­cun de ces survivants solitaires, qui s'était cru seul pendant des heures - que dis-je - pendant des siècles, reconstituait ainsi les premiers embryons du front dans les décombres et parmi les morts.

Guillaume II, après la retraite de la Marne et,assure-t-on, à la satisfaction de son Etat-major Général, s'était retiré à Spa,intervenant de moins en moins dans la conduite des opérations; il y vivait dans un monde soigneusement isolé des heurts de doctrines et de personnes, rempli d'illusions et s'oc­cupant de bagatelles.

A son Q.G. de Spa, il décorait ses soldats, se faisait raconter les faits d'armes des tranchées alle­mandes et se rendait à Sedan pour méditer sur les gloires
passées.

Après la bataille de la Marne il avait limogé von Moltke qu'il avait comblé de tant d'honneurs pour le remplacer par von Falkenheim.

Von Falkenheinl sortait d'une famille de proprié­taires fonciers de la région de Thorn, profondément enfoncée en territoire polonais.

Les Falkenheim déclaraient descendre des cheva­liers teutoniques qui, pendant des siècles, s'étaient considérés comme défenseurs de la civilisation oc­cidentale contre les hordes slaves.

Falkenheim servit en Chine puis en 1906 devint Chef d'Etat-major du 16e
Corps d'Armée à Metz. Sa maîtrise sur le terrain, ses qualités de brillant et de présentation attirèrent sur lui l'attention du Kai­ser qui, selon sa manière, lui assura une carrière fulgurante.

Il donne assez le type du Général prussien clas­sique: racé, cheveux en brosse, front haut, regard dur.

Son portrait révèle une tendance certaine à la rigueur, voire à la cruauté mais le bas du visage dément en quelque sorte cette première impression par un manque de résolution qui a frappé les carac­tériologues . En fait, Falkenheim est un irrésolu. Nous dirons plutôt un penseur, plus qu'un homme d'action et c'est là que nous trouverons à la fois l'origine du déclenchement de la bataille de Verdun et également l'origine de l'échec de l'Allemagne sur ce front.

Outre cette indécision un autre trait de sa personne semble avoir été une dissimulation pathologique qui
ne manqua pas d'avoir les plus graves conséquences,en particulier dans sa collaboration avec ses alliés austro-hongrois.

L'histoire raconte qu'entre le 15 et le 22 décem­bre 1915 le Kaiser reçut à Postdam Falkenheim et son adjoint le colonel von Tappen, venus lui sou­mettre un long mémorandum certainement fort bien pensé, dont il n'est pas sans intérêt de rappeler ici la conclusion.

Après avoir envisagé des solutions d'attaque con­tre l'Angleterre puis contre la Russie, puis les mo­dalités de la guerre sous-manne, il concluait à l'impossibilité d'envisager une attaque directe con­tre l'Angleterre. II ajoutait:

Une marche sur Moscou nous conduit dans le vide. En con­séquence la Russie ne peut être un objectif d'attaque.

Il ne reste que la France.

Il a déjà été dit d'une façon ferme que la France est arrivée très près de la limite de son effort militaire, avec un dévoue­ment d'ailleurs admirable. Si l'on parvient à faire comprendre clairement à son peuple qu'il n'y a plus rien à espérer au point de vue militaire, la limite sera franchie,et l'Angleterre se verra) privée de sa meilleure épée. La trouée exécutée par des masses, opération douteuse et au-dessus de nos forces, n'est pas néces­saire pour obtenir ce résultat. Même en employant des effec­tifs limités, notre but peut vraisemblablement être atteint. Der­rière le secteur français du front Ouest, il existe à portée accessible des objectifs pour la conservation desquels le commande­ment français est obligé d'employer jusqu'à son dernier homme. S'il agit ainsi, les troupes françaises seront épuisées par leur perte sanglante, car il leur sera impossible d'éviter le combat, que nous atteignons ou non notre objectif. Si le commande­ment français n'agit pas ainsi et laisse tomber l'objectif entre nos mains, l'effet moral produit en France sera énorme.La zone dans laquelle se développera l'opération étant nettement limitée,l'Allemagne ne sera pas forcée d'employer des effectifs tels que tous les autres fronts seraient dégarnis d'une manière inquié­tante.

Les objectifs dont il est question ici sont Belfort et Verdun. Ce qui a été dit plus haut s'applique à ces deux objectifs.

Toutefois, c'est Verdun qui mérite la préférence. Les lignes françaises y sont encore à une distance d'à peine 20 km des voies de communication allemandes. Verdun est toujours le point d'appui le plus puissant peur toute tentative de l'ennemi de rendre intenable tout le front allemand de France et de Belgique, en employant des effectifs relativement faibles: écarter acces­soirement ce danger est d'une telle importance militaire qu'en comparaison le succès politique résultant par surcroît d'une of­fensive sur Belfort qui nettoierait le sud-ouest de l'Alsace n'au­rait que peu de poids.


A son retour de Berlin, regagnant son G.Q.G de Stenay, Falkenheim fit monter dans le train, à Montmedy, le Général von Knobelsdorf, chef d'Etat­-major de la. V· Armée, commandée par le Kron­prmz.

Le Kronprinz, qui commandait devant Verdun, accueillit la nouvelle de l'attaque sur le front, avec extase.


Il écrit dans ses mémoires :


Mon désir ardent si longtemps contenu d'agir à nouveau avec les superbes troupes allait donc enfin se réaliser. Cela me réjouissait jusqu'au fond de moi-même. Pourtant je n'envisageais pas sans souci l'avenir; ce qui m'inquiétait c'était la pensée, maintes fois exprimée du chef d'Etat-major Général, que l'ont arriverait ainsi à saigner l'Armée Française, que la place tombe ou non.

En résumé, Falkenheim envisageait une action de longue durée qui, sans aucun doute, imposerait à nos troupes les épreuves les plus sévères.

Il semblait désirer limiter le front d'attaque a la rive droite de la Meuse afin d'engager d'abord peu de troupes et pouvoir ainsi nourrir longtemps le combat par l'arrivée de renforts frais.

Ainsi se fait jour, au départ, la discordance entre le Grand Quartier Général allemand et le Quartier Général d'exécution de la cinquième  armée.

Falkenheim voit, dans l'attaque en direction de Verdun, un moyen brutal, sanglant, inhumain, de saigner l'Armée Française et la France.

Le Kronprinz et son Etat-major, aux prises avec les réalités et la troupe, à qui il faut donner un objectif concret, entendent enlever la place de Ver­dun et, pour ce faire, attaquer simultanément par les deux rives de la Meuse, alors que Falkenheim entend que l'assaut reste limité à la rive droite avec un modeste déplacement de 9 Divisions.


Ceci dit, l'équivoque se poursuivant, Falkenheim approuve les plans établis par le Kronprinz dont les ordres précisent qu'il s'agit de prendre la for­teresse de Verdun par des méthodes accélérées.

Ainsi a-t-on pu dire, tant finalement était grande la dissimulation des intentions de Falkenheim, que rarement dans l'histoire le chef d'une importante armée fût aussi cyniquement trompé que le Kron­prinz par Falkenheim, sur les voies et moyens qu'il entendait appliquer à Verdun.


Au G.Q.G. français, le Général de Castelnau suit de très près l'évolution des opérations. Il est en liaison avec le Général Herr, Commandant la région fortifiée de Verdun, à Dugny, qui se révèle, semble-­t-il, comme encaissant mal le direct qu'il vient de recevoir et traduit ses impressions avec une exces­sive nervosité dont se ressent l'organisation de son .commandement.

A Chantilly, cependant, les faits n'avaient pas en­core revêtu toute leur importance.

Joffre, d'un naturel foncièrement optimiste, conti­nuait une existence aussi réglée que précédem­ment.

Toutefois, le 24 février, en face de l'avance des Allemands sur la rive droite, il ne fit plus de doute qu'il s'agissait d'une entreprise de grand style et que la menace risquait d'être mortelle.

Vers 23 h. après avoir recueilli tous les rapports de la soirée, qui semblaient présager l'écroulement de la défense, le Général de Castelnau fit deman­der à Joffre de le recevoir.

Joffre s'était déjà retiré pour la nuit.

Castelnau se rendit en personne àla villa Poirier, fit réveiller Joffre, lui signala entre deux portes la gravité de la situation et demanda l'autorisation de se rendre lui-même à Verdun avec tous les pou­voirs pour prendre les mesures qu'il jugerait né­cessaires.


Castelnau, dit la petite histoire, obtint son blanc­-seing et Joffre termina tranquillement sa nuit.

C'est donc ce Languedocien râblé,au sang chaud, dont la défense brillante et la remarquable utilisa­tion du terrain sauva Nancy en 1914 qui est chargé pour Verdun de responsabilités considérables.


Le chroniqueur du G.Q.G. Jean de Pierrefeu a saisi Castelnau sur le vif:

Petit, vif, jovial, au parler rapide et aimable, il était avec son apparence martiale, ses moustaches blanches, le type même de l'Officier français.Tous les gens désintéressés du G.Q.G. l'ado­raient littéralement. Quand il entrait à l'hôtel, frappant le plancher de sa badine, regardant autour de lui avec le regard malicieux et clair d'un enfant, chacun venait à lui instinctive­ment,heureux de le voir.

Il possédait l'art d'éclairer l'expression de ceux qu'il ren­contrait,par un seul mot aimable.

Ce petit homme, si alerte, si gai, rayonnait l'honnêteté et la    confiance.


Le charme de Castelnau - est-il besoin de le ­dire - n'agissait pas seulement sur les Officiers du G.Q.G. mais aussi sur le Troupier.

Tel était l'homme qui partit pour Verdun dans la nuit du 24 au 25 février et dont le rôle revêtit une importance exceptionnelle.

Il passa par Avize, prendre contact avec l'Etat­-major de Langle de Cary d'où il téléphona au Gé­néral Herr d'avoir à ne plus céder un pouce de terrain.

Il atteignit Verdun le 25 au matin où, dit-il, il trouva Herr « déprimé et quelque peu fatigué».

Il passa ensuite sur la rive droite et se mit en devoir de ranimer la défense.

Il circula parmi les Etats-Majors, parmi la trou­pe, rencontrant partout des visages graves, mais.des cœurs déterminés. Il évalua rapidement la si­tuation et, dans l'après-midi de ce 25 février, au moment même où les Allemands, sans qu'il le sut,probablement, pénétraient au fort de Douaumont, Castelnau posait un diagnostic et télégraphiait ses conclusions au G.Q.G.: « II est possible de sauver Verdun».

Sa seconde décision fut relative à l'organisation du commandement. II décida d'y nommer le Général Pétain,commandant la 2e
Armée alors en réserve à Noailles.

Dans cette mesure qui devait peser lourd sur la suite de notre histoire, entre sans doute un élé­ment capital: Castelnau qui avait commandé cette 2e
Armée devant Nancy, en connaissait parfaitement l'Etat-major et en particulier son chef le Colonel de Barescut.

Il pensa que cette équipe Pétain-Barescut avait la santé, la solidité et l'équilibre nécessaires pour pénétrer sur le ring.


Après de durs combats en Champagne, la 2e Ar­mée était au repos à Noailles quand le 24février, vers 22 h. parvint le télégramme du G.Q.G. enjoi­gnant au Général Pétain de se trouver le lendemain à 8 h; auprès du Général Joffre à Chantilly.

Le Commandant Serigny a raconté,non sans hu­mour, dans « Trente ans avec Pétain », l'agitation que cette nouvelle créa dans l'entourage même du Général, absent de Noailles et parti pour Paris dans l'après-midi.

Serigny raconte comment, mu par1'instinct de devination qui est l'indispensable des bons Offi­ciers d'ordonnance,il se présenta vers minuit à l'Hôtel Terminus de la Gare du Nord et, après avoir bousculé quelque peu la bonne hôtesse de cet éta­blissement, finit par lui faire reconnaitre qu'il abritait le Général Pétain:

On me conduisit à la chambre tant désirée; - dit Serigny - ; sur le pas de la porte je reconnus bien vite les bottines jaunes à tige renforcée du Grand Chef, mais qui voisinaient agréable­ment ce soir-là avec de charmants petits souliers « Molière » tout à fait féminins.


Alors se tint dans les couloir du Terminus la première Conférence d'Etat-major de la bataille de Verdun, entre Serigny porteur du message du G.Q.G. et Pétain, en tenue extra légère.

Le lendemain à 8 h., l'un et l'autre arrivaient à Chantilly où les visages étaient graves et les paroles amères. On cherchait un responsable et d'aucuns déclaraient qu'il fallait fusiller le Général Herr, Commandant la région de Verdun.

Seul Joffre, sérénissime,accueillit son subordonné avec son bon sourire en lui disant: « Eh bien, Pé­tain,vous savez, ça ne va pas mal du tout ».

Il savait encaisser.

Le soir même, à 8 h, se tenait au château de Dugny, au P.C. du Général Humbert, une drama­tique conférence d'Etat-major, présidée par le Gé­néral de Castelnau:


J'eus l'impression très nette que nous pénétrions dans une maison de fous - dit Serigny - à moins que ce ne fût au Parlement, un jour d'interpellations.


Etaient là: les Généraux Herr, deLangue de Cary, le Général Claudel, Major Général, le Colo­nel de Partounaux,et plusieurs Officiers. Le Géné­ral Claudel, très maître de lui, exposa la situation: l'ennemi aux portes de Douaumont, la poche de la Woëvre évacuée, les réserves réduites à néant, les communications menacées, mais aucune action ennemie sur la rive gauche.

Pétain, très flegmatique, demanda simplement qui avait prescrit l'évacuation de la Woëvre.

Castelnau, muni des pleins pouvoirs, décida alors que Pétain prendrait le commandement le jour-mê­me à minuit.

Celui-ci objecta qu'il ignorait tout de la situation, que son Etat-major n'était pas arrivé, mais Cas­telnau demeura intraitable.


Le changement de direction s'imposait.

Pétain décida aussitôt de s'installer à la mairie de Souilly.



Parmi les grandes gestes de l'Histoire de France figure certainement la prise de commandement de Pétain à Verdun.

Dans la grande salle de la mairie de Souilly, fai­blement éclairée, des soldats rangeaient des tables et des chaises.

Rien, aucune carte, un téléphone,sur une table. - Demandez-moi le 2e
Corps, je vous prie, dit Pétain.

Sa voix avait une résonance  dramatique dans cette grande salle vide.

- Mon Général, vous avez le Général Balfou­rier.


Allo, Balfourier ? - Ici Pétain ... Oui, je prends le comman­dement.Prévenez vos troupe, tenez bon, j'ai confiance en vous.

La conversation n'avait pas duré 4 minutes.


- Donnez-moi le 7e Corps, dit Pétain.

Le 7e Corps, c'était le Général de Bazelaire, Com­mandant la rive gauche.

- Mon Général, vous avez le Général de Baze­laire.

Même conversation: Pétain recommença à par­ler de sa voix calme.

Il venait d'arriver, il prenait le commandement et confirmait l'ordre de tenir sur la rive droite.

Et c'est là que, sans perdre un instant, apparais­sait l'idée de manœuvre qui devait sans doute sau­ver Verdun.

La rive droite ne serait tenue que si toutes les positions de la rive gauche appuyaient de ses feux et du feu de ses forts, les combattants de la rive droite.

De temps en temps - disent les chroniqueurs ­Pétain s'arrêtait pour écouter son interlocuteur.

Il répéta que les forts de la rive gauche devaient soutenir de leurs feux les défenseurs de l'autre rive.

Telles furent dans leur nudité et leur simplicité les quelques minutes de la prise de commandement de Pétain.

Moins d'une heure après, l'Etat-major arrivait et installait au mur la carte à grande échelle.

Il avait à sa tête le solide Colonel de Barescut, que connaissait bien Castelnau et qui, en ces cir­constances,abattit un extraordinaire travail d'exé­cution.

En ces heures dramatiques, chacun dans cette mairie de campagne, à quelques kilomètres du front, pensait à la catastrophe imminente : Douaumont avait été pris quelques heures plus tôt.

Mais Pétain, apparemment de marbre (tel qu'à l'Ecole de Guerre des générations d'officiers l'avaient connu)traçait, impassible, des barres de fusain sur la carte:


3 traits de fusain, soit: 4secteurs:

- Ici: d'Avocourt à : la
Meuse- rive gauche: Bazelaire.

- Ici: de la Meuse à Douaumont:Guillaumat.

- Ici: de Douaumont à Eix:Balfourier.

- Ici: d'Eix à la Meuse: Duchêne.


Ainsi, Pétain apportait sans doute ce que cha­cun autour de lui attendait: ce que la troupe cou­rageuse et meurtrie attendait ce que la France in­quiète attendait: d'abord de l'ordre; de la clarté et de l'ordre.

Et l'avenir devait dire qu'il apportait aussi une humanité, un sens humain du commandement dont la troupe avait le plus grand besoin.

Ainsi, ce Général, parachuté le25 février à 1 h. du matin dans un secteur inconnu, au cœur d'une bataille, qui faisait rage, rencontrait instinctive­ment et d'entrée les pensées et les inquiétudes des fantassins qui, dan leur trou, à quelques kilomè­tres de là,sentaient peser sur eux, avec l'ombre de la mort, une effroyable impression de solitude, re­prenaient leur monologue interrompu par les bom­bes et les éclats de tout genre, au sein desquels ils prenaient à témoin le ciel de leur abandon.

Pétain a compris que ses soldats ne tiendraient que s'ils étaient appuyés massivement par une puissance de feu susceptible de surclasser progressive­ment la puissance adverse et ce fut le début d'une conception nouvelle, d'appui tactique de l'artillerie par emploi groupé des batteries donnant ainsi à l'ar­tillerie le maximum de son emploi d'intervention de choc.

Mais Pétain a senti aussi que ses soldats ne parviendraient à tenir que si, d'abord, ils étaient soute­nus affectivement, moralement.

Le poilu français trouva en Pétain le chef qu'il lui fallait pour être conduit en ces circonstances difficiles.

Le poilu français civilisé avait besoin d'un chef humain.

Le poilu français raisonneur avait besoin d'un chef qui explique.

Le poilu français, sentimental,avait besoin d'un chef qui se montre.

Le poilu français, généreux et courageux, avait besoin d'un chef économe de sa générosité et de son courage.

En fait, le vainqueur de Verdun ce fut le poilu de Verdun.


La bataille continuait.

Le décor est connu: c'est celui de la Lorraine en hiver, ciel noir, nuages bas roulant sur des cô­teaux boisés, plantés d'arbres morts.

C'est un décor de tragédie antique où l'homme se sent seul, où rien ne vient lui tendre la main, où la nature enfin, a pris délibérément le masque de l'adversité.


C'est dans ce cadre, que les unités envoyées de l'arrière à cadence renouvelée, vont se jeter sans préavis:et non seulement de ce ciel noir de février dont les journées sont courtes, il ne tombera qu'une rare lumière sans espoir, mais ce sont des orages de fer et le tonnerre des batailles qui viendront compléter l'effrayante sensation d'abandon des combattants.


Tout ici n'est qu'hostilité: la nature pour une fois, semble refuser inéluctablement l'apport des ressources inépuisables dont elle dispose d'habitude, pour les êtres malheureux qui lui tendent la main: un rayon de soleil à travers les arbres, le chant d'un oiseau,les pousses printanières des fleurs; cette sorte d'accord universel que donne le moindre val­lon, auquel inconsciemment, le plus frustre des hommes se reporte quand tout l'abandonne lui est ici délibérément refusé.


Si ce décor est tragique, les conditions de l'en­gagement ne le sont pas moins. Les unités débarque­ront à Verdun par la Voie Sacrée.

La Voie Sacrée ... Erise la Grande, Erise la Petite, Erise la Brûlée, Rumont le Petit,Souilly...

C'est la sortie de Bar-le-Duc parla montée dans les bois, puis les lents moutonnements des collines meusien­nes et le dénuement des horizons.

Les colonnes s'allongent, à pied,en camion.

Le ciel est noir et se rougit vers le couchant; la nuit tombe sur une neige grise, sale, sans espoir.


Louis Bertrand a remarquablement décrit certains jours d'hiver en Lorraine quand la mort est dans l'âme.

Cahoté dans le camions ou courbés sous le sac, chaque homme porte en son cœur ce qu'il de plus sacré, des images du temps de paix, une femme, un enfant, un coin de sa forêt. Tendu, la volonté ban­dée vers le but à atteindre, il se replie par alter­nance sur ces zones les plus profondes de lui-même et qui sont aussi les plus sensibles, les plus chargées de vie, et d'espérance et qui sont aux sources mêmes de son être.

Lentement, le poilu avance vers Verdun avec au cœur sa maison, sa vieille sa pauvre maison, son coin du feu, le pauvre coin du feu autour duquel tant d'amour a rassemblé au cours des ans de modestes objets, de petites choses quotidiennes, son coin du feu qui devient soudain l'image même du Paradis.

Tandis que d'autres retrouveront lancinantes cer­taines cadences de Liszt ou de Rachmaninoff com­me les visages oubliés des amis d'autrefois.

La Voie Sacrée, ce fut la première autoroute de l'Histoire.

L'Etat-major de Pétain y conçut une véritable noria de quelque 6.000 véhicules fonctionnant 24 heures sur 24,entre Bar-le-Duc et Verdun.

Elle permit l'alimentation de la bataille par quel­que 90.000 hommes et 50.000 tonnes de matériel.

L'utilisation brutale de cette rocade posa aussi­tôt un problème de fondrières.


Pétain, partisan de solutions simples, fit, dès les premiers jours, ouvrir des carrières au plus près de la route et, derrière les bandages des camions, fit boucher les trous de la route par plus de 8.000 hommes pépères de la territoriale en uniformes pré­historiques.

Les camions faisaient eux-mêmes rouleaux-com­presseurs.


A peine débarquées, les unités sont dirigées aussitôt sur les  brèches ouvertes par l'ennemi et jetées à la bataille.

Là-haut, les troupes combattent en se défendant trou par trou, car la bataille de Verdun fut une bataille de trous - pas de tranchées, ou peu de tranchées - dans un terrain complètement retour­né par les bombardements - pas de liaison ou peu de liaison entre les unités montantes et les unités descendantes, les premières cherchant en vain les secondes.

C'est à l'échelon des petites unités - tous les té­moins sont unanimes sur ce point - que les déci­sions seront prises, dans bien des cas: ici, une com­pagnie défendra à l'arme blanche, à la grenade, la position sur laquelle est elle arrivée; ici, une sec­tion commandée par un baroudeur, tiendra avec ses 40 hommes un élément de tranchée; ici ce sont 4 hommes et un caporal qui de leur trou, vont faire face à l'invasion; ici, un régiment ou un bataillon, sur l'initiative de leurs chefs, grâce à leur courage et à leur sens du combat, changeront le sens de la bataille.

Livré à lui-même dans cette lutte gigantesque, l'homme a dû faire appel à une force insoupçonnée et reculer les limites de ses possibilités, dans des proportions qu'il ne soupçonnait pas. Un de ces combattants, Jacques Péricard, devait dire:


« La bataille de Verdun n'a été souvent qu'une suite de combats juxtaposés, réglés en toute indépendance, par les Chefs d'unités: colonels,chef de bataillon commandants de compa­gnies, chefs de section, voire simple,soldats, mis par leur propre volonté, à la tète de 3 ou 4 camarades. »

« Au rendez-vous indiqué à l'entrée de leur secteur d'engage­ment - adit plus tard le maréchal Pétain - les unités montante cherchaient les Chefs des fractions déjà au feu, et les guides désignés pour les conduire; or,ceux-ci, pour­chassés de place en place par les explosion et les gaz, errant eux-mêmes clans la bagarre, faisaient souvent défaut... alors les sections et les compagnies de renfort, marchaient à l'aven­ture, droit au nord,progressaient sous la fumée et parmi les bruits assourdissants de la bataille,et soudain, se heurtaient à l'adversaire, l'accrochaient, lui opposaient en attendant mieux, le rempart de leurs corps. Sans contact à droite et à gauche,sans liaison avec l'artillerie, sans mission précise, sans tranchée pour s'abriter, sans boyau pour assurer leur communication, elles formaient barrage,là où le sort les plaçaient. »


Pétain ajoutait:

« Nos hommes souffraient et peinaient, ou delà de ce que l'on peut imaginer; ils accomplissaient leur devoir avec simplicité, sans forfanterie et par là, ils touchaient au sublime. »

Les faits sont innombrables qui viennent étayer ces indications; il faut les dire,il faut les connaître; eux seuls échappent à toute littérature,


De Delvert, les Carnets d'un Fantassin:


« On me présente le P.C., une niche sous un pan de mur, en ciment armé,renversé par un 380;  un sous-lieutenant y a été tué à une dernière relève, par un 75.

L'aspect de la tranchée est atroce, partout les pierres sont ponctuées de gouttelettes rouges, par place des marres le sang, sur le Parados, clans le boyau, des cadavres raidis, cou­verts d'une toile de tente; une plaie s'ouvre dans la cuisse de l'un d'eux. la chair déjà en putréfaction sous le grand soleil, s'est boursouflée hors de l'étoffe et un essaim de grosses mouches bleues, s'y presse; à droite, à gauche, le sol est jon­ché de débris sans nom,boîtes de conserves vides, sacs éven­trés, casques troués, fusils brisés,éclaboussés de sang. Une odeur insupportable empeste l'air... et le coup de marteau, des obus, ne cessent de frapper autour de nous. Il y a près de 72 h.que je n'ai pas dormi, les boches attaquent à nouveau, au petit jour. A 2 h. 30,nouvelle distribution de grenades. »

Mais le fantassin n'avait pas à lutter seulement contre les attaques allemandes, ni à se défendre des obus ennemis, le sol, lui-même, lui manquait et avec la pluie pénétrant partout,dans les cols, dans les manches, dans les chaussures, c'est la boue qui fut,elle aussi, un des redoutables adversaires et nombre d'entre eux sont morts par enlisement.


Parmi les faits qui pesèrent lourd sur la suite de la défense de Verdun, il faut citer la chute, le 25février, et sans un coup de feu, de Douaumont, le plus puissant bastion du monde,


Un décret du 5 août 1915 avait prescrit le désar­mement des forts. Le Haut Commandement, sous l'impression produite par la chute rapide des forts de Liége, Namur, Anvers, Maubeuge et des grands camps retranchés de Russie, ne croyait plus aux fortifications fixes.

Douaumont avait été pratiquement évacué mais non désarmé.

Le 24 février au matin il logeait quelque 50 terri­toriaux et un gardien de batterie.

L'ordre avait cependant été donné par le Géné­ral Herr de réoccuper la « Ligne des Forts ».

Cet ordre intervenant au moment du changement de commandement du 2e
Corps, du Général Chrétien au Général Balfourier, ne fût-il pas transmis? Des troupes harassées, des Etats-Majors surmenés, des relèves de secteurs faites dans des conditions diffi­ciles, enfin la lourde, l'énorme machine des Armées en marche et en guerre, voilà sans doute ce qui explique la grave erreur tactique de l'inoccupation de Douaumont.

Le fort fut enlevé par des éléments du 24e Brande­bourgeois du IIIe Corps, sous la direction de quel­ques officiers entreprenants, les Lieutenants Kunz et Von Brandis qui s'infiltrèrent dans Douaumont et l'occupèrent sans coup férir.

Le 25 février fut sans doute un des jours les plus sombre de Verdun, au soir duquel le Kronprinz pouvait écrire dans ses Mémoires : « En fait, nous fûmes à un jet de pierre de la victoire ... »


Mais il y eut aussi l'héroïque défense du Bois des Caures.

Le Bois des Caures, sorte de rectangle boisé NE­SO de quelque 3 km de long au N. E. de Verdun était tenu par les 56" et 59" Bataillons de Chass­eurs du Colonel Driant.

Nancy a gardé fidèlement la mémoire de cet hom­me de caractère qui avait su cristalliser autour de lui les énergies de la province sur les grands thèmes nationaux; ancien Officier,écrivain, qui méditait les Danrit sous les ombrages de Pixérécourt et sous sa devise


« Potius Malo Mori Quam Faedari ».


Député de Nancy, et affecté à Verdun, Driant avait écrit le 22 août 1915 à Paul Deschanel, Pré­sident du Sénat, pour signaler les graves insuffi­sances de la défense et laisser prévoir un coup de bélier sur la ligne Verdun-Nancy. Le 1er
décembre
1915 il avait saisi la Commission de l'Armée.

Il semble bien en effet que le camp retranché de Verdun, qui n'avait fait l'objet d'aucune entreprise de l'ennemi, avait été sérieusement délaissé par le haut commandement.

Les forts se dressaient silencieux et abandonnés.

On en avait retiré la garnison d'infanterie et d'ar­tillerie pour n'y laisser que des territoriaux.

Une première position ne comprenait que des ré­seaux discontinus.

Derrière elle des lignes de soutien et des réduits ne comportaient que des tranchées espacées et in­suffisantes.

Cela, Driant l'avait signalé avec insistance au point que Joffre en avait pris ombrage.

En position le 21 février au Bois des Caures, c'est Driant qui en plein raz de marée fut la première victime de cette rare impréparation.

Le Colonel Driant et ses 1.200 chasseurs soutin­rent 2 jours, les 21 et 22 février, les assauts du XVIIIe Corps sur sa gauche, du 3e Corps Brande­bourgeois sur sa droite. Driant avait remarquable­ment organisé sa position, mais la discontinuité même des défenses de Verdun permit aux Alle­mands, en utilisant eux-mêmes les brèches du dis­positif, de parvenir sur ses arrières. Le tir résolu des mitrailleurs du Bois des Cames fit des ravages dans l'infanterie allemande et surtout dans son mo­ral. L'assaut perdit de son élan mais la disproportion des forces était trop grande. Plusieurs coups au but de 77 détruisirent leP.C. du Colonel Driant.

C'est alors qu'il se repliait avec quelques survi­vants, alors qu'arrêté dans un entonnoir, parfaite­ment calme, il venait de panser un chasseur blessé, que le Colonel Driant fut frappé d'une balle à la tempe.

Driant et ses chasseurs, pendant une journée vi­tale, ont enrayé la marche du XVIIIe Corps du Kronprinz qui n'atteint pas ses objectifs du 22 et subit de très lourdes pertes, notamment sur le plan moral. La défense héroïque du Bois des Caures par les 56" et59" Chasseurs - des lorrains, des gars du Nord, des parisiens - fut comme le signal du sursaut français à Verdun, l'exemple de ce que de­vait être la résistance française à Verdun.


Il y eut enfin dans ces premières heures l'extra­ordinaire défense du 95e
Régiment d'Infanterie au village de Douaumont;jetés dès leur arrivée en rase campagne, pour arrêter l'ennemi qui avait rompu les lignes, les hommes du 95e, sous les ordres du Colonel de Belenet, venaient de parcourir 52 km à pied. Ils avaient croisé dans la nuit, des convois de blessés, des colonnes perdues, des fuyards. Ils avaient suivi les pentes qui conduisent vers le vil­lage de Douaumont; arrivé au terme de son épuise­ment au milieu d'un chaos obscur plein de cada­vres, le Chef de ce Régiment n'avait reçu qu'un ordre:

Engagez vos troupes, le plus tôt possible, à fond, jusqu'au dernier homme.


La bataille avait duré plusieurs jours; les arbres étaient fauchés, déchiquetés, la terre et les pierres volaient, les explosions de fusée à faible hauteur, formaient presque une explosion ininterrompue, les hommes en arrivaient à désirer l'assaut de l'infan­terie allemande, car alors le tir allemand s'allon­gerait. Le martellement des obus -ont assuré les observateurs était ce qu'il y avait de pire, car on savait que s'il durait, suffisamment, personne n'aurait aucune chance de s'en tirer.

Nous avons parlé du 95e
d'Infanterie: tous les régiments passés à Verdun, ont fait comme lui, plus qu'il n'était demandé. Mais l'Histoire veut que ce soit des lèvres de combattants harassés, fourbus, de cette Unité, que jaillit comme du fond de l'His­toire de France et comme le symbole du sacrifice dont une race est capable, pour sa libération, ce cri sublime dans la nuit de Verdun:


Debout les morts.


Quels furent donc les mécanismes moraux et psy­chologiques qui intervinrent, qui agirent sur le sol­dat, le modifièrent, le transformèrent et en un mot, lui donnèrent cette force de l'âme qui lui permit de tenir là où normalement un homme ne le peut pas?

Il y eut sans doute progressivement une sorte de mutation - nous serions tentés de dire: de l'es­pèce- : ce n'est plus un laboureur, ce n'est plus un ouvrier ni un employé, ce n'est plus un fonc­tionnaire, c'est un soldat de Verdun, qui combat.

Il est arrivé là avec sa formation antérieure, avec tout le monde des idées reçues, avec son monde de souvenirs et d'images; mais c'est un monde nou­veau qui lui est proposé, aux règles et obligations terribles qui vont le transformer, comme la fonte l'est dans le haut fourneau, et l'amener à agir selon des règles nouvelles.

En fait, il s'agit bien pour lui d'une société nou­velle, celle des camarades de combat, de tous ceux qui vivent avec lui, égaux, supérieurs ou subordonnés.

Tous ceux qui ont partagé ces mêmes règles de vie hors du commun, se sentent liés, soudés, comme ils ne l'ont jamais été dans la vie ordinaire; cette fraternité, cette soudure du front, ne se retrouvera plus et disparaîtra sur les ailes de la victoire; elle fut le ciment indispensable; elle forma le contre-­poids nécessaire à l'équilibre de ces âmes dessé­chées, ayant atteint le fond de la misère. Il y eut sans doute,comme dans tout phénomène humain, ce double mouvement, en apparence contradictoire, d'un grand abaissement et d'une grande élévation. Le grand abaissement de l'homme vivant pendant des semaines aux portes de la mort, de l'homme pour qui la mort sera peut-être précisément la mi­nute qui vient, qui souffre dans sa chair, qui souf­fre de son isolement, qui souffre de la peur,qui souffre dans ses affections, de l'homme qui doute aussi peut-être des siens, qui souffre de tout, enfin.

Et c'est de cette souffrance même que naîtra progressivement l'extraordinaire élévation de ces hommes reculant les limites de l'endurance physi­que et du courage moral en face de la mort.

Nombre d'entre eux ont trouvé dans les senti­ments religieux cette élévation dont a parlé le Père Theillard de Chardin, combattant de Verdun, éléva­tion qui n'allait pas elle-même sans un grand dé­chirement; c'était au fond, l'angoisse des cœurs harassés qui demandaient à Dieu de leur rendre l'enthousiasme.

Un texte capital, qui doit être cité, car il appar­tient à l'Histoire: c'est celui du Général Pétain, qui, du haut de son perron de Souilly, où il avait établi son P.C., voyait passer les jeunes recrues de la Classe 16 montant au front, à Verdun:

« Mon cœur se serrait, quand je voyais aller au feu de Ver­dun, no jeunes gens de 20 ans, songeant qu'avec la légèreté de leur âge, ils passeraient trop vite de l'enthousiasme du premier engagement à la lassitude provoquée par les souffran­ces, peut-être même au découragement, devant l'énormité de la tâche à accomplir. Du perron de la Mairie de Souilly mon poste de commandement placé au carrefour des chemins conduisant vers le front - je leur réservais ma plus affec­tueuse attention, quand ils montaient en ligne, avec leurs uni­tés: cahotés dans les inconfortables camions ou fléchissant sous le poids de leur appareil de combat quand ils marchaient à pied, ils s'excitaient à paraître indifférents par des chants ou des galéjades et j'aimais le regard confiant qu'ils m'adres­saient en guise de salut. Mais quel découragement quand ils revenaient, soit individuellement,éclopés ou blessés, soit dans les rangs de leurs compagnies appauvries par les pertes! Leur regard insaisissable semblait figé dans une vision d'épouvante;leur démarche et leurs attitudes trahissaient l'accablement le plus complet;ils fléchissaient sous le poids de souvenirs horri­fiants; ils répondaient à peine quand je les interrogeais, et dans leurs sens troublés, la voix goguenarde des vieux poilus, n'éveillait aucun écho. »

Le retour des Unités passées par l'épreuve du feu, c'est au témoignage visuel des combattants qu'il importe aussi de le demander.

Georges Gaudy, Sergent de Verdun,l'a simple­ment décrite dans ses « Trous d'obus de Verdun»:

« Un groupe du 144e
parut, entourant le drapeau enroulé dans sa gaine; haves et déguenillés ils allaient avec une lenteur pénible, comme une procession de suppliciés
plus forts
que leur supplice.

Ce furent d'abord des squelettes de Compagnies que con­duisait parfois un Officier rescapé, s'appuyant sur une canne pour marcher ou plutôt avancer à petits pas, les genoux en avant, ployés sur eux-mêmes ...

Puis vinrent des groupes qui étaient peut-être des escouades, peut-être des sections, on ne savait pas. Ils allaient la tête penchée, le regard morne... la boue avait tout recouvert, avait séché et d'autre boue avait à nouveau tout souillé. Ils avaient perdu jusqu'à la force de se plaindre. A leur hauteur des territoriaux s'immobilisaient, la main au casque.

Je me soulevai, m'appuyant à mon tas de cailloux et, fan­tôme moi-même,je les saluai avec une sorte de ferveur reli­gieuse. »

Cinquante ans ont passé.


Le silence, un silence sourd, effrayant, insolite s'est répandu sur le champ clos de Verdun. Cinquan­te ans après, la densité de ce silence pèse sur ces lieux comme un témoignage.

La nature elle-même semble terrassée à jamais, rabattue vers le sol, incapable de reprendre son rythme, de retrouver sa sève, de reprendre son souffle - semblant murmurer à voix basse:Qu'ont-­ils fait?


Une alouette drille dans le ciel.Des enfants se poursuivent. Mais ces cris de la vie ont quelque chose d'anormal, de frappant et ne parviennent pas à dominer ni à vaincre le terrifiant silence de Ver­dun. Cumières n'est plus, Douaumont n'est plus,Fleury n'est plus, ni beaucoup d'autres.

On a l'impression que jamais ces lieux ne seront plus comme les autres.

Et c'est là sans doute le véritable témoignage de Verdun.

Verdun c'est la première pierre de la Cathédrale de la Paix, de cet édifice courageux dont les fon­dements furent sans doute posés de février à octo­bre 1916 au plus fort de l'acharnement des batailles par quelques combattants au cœur harassé et à l'âme meurtrie, à 1'heure où l'espoir se noue dans le désespoir, à la 25e heure.

Alors, à 1'heure où les sentinelles attendent l'au­rore, quelque part entre le Bois des Caures et le Fort de Tavannes, entre deux rafales, s'élevèrent, sortant des brouillards de l'aube, les prières vacil­lantes vers la Paix.

Dans leur ferveur et leur humilité elles ont sans doute beaucoup compté pour l'édification de la mai­son où les hommes poursuivront dans l'amour les travaux et les jours.

Oui, c'est bien là, entre deux arbres déchiquetés et dans le fond d'un entonnoir chaotique que de pauvres mains tremblantes ont déposé la première pierre du Temple, celui des hommes de bonne vo­lonté.

                       

                                                                          Henry Berlet

 
Dernière modification : 11/05/2012
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