La Grande Guerre vue par les Médecins du Front

 

"La Grande Guerre vue par les médecins  du front"

 

Académie du Berry ; La Châtre

18 avril 2015

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Il n’est pas une famille française qui ne puisse revendiquer l’existence d’un ancêtre parmi les 8 410 000 hommes impliqués dans la Grande guerre ;[1] des ancêtres blessés (un sur trois)  mais aussi des tués (1.384 000).[2] 

Cent ans après, combien sommes-nous à tenter de retrouver les souvenirs  du parent, « du grand-père qui a fait la guerre » ?

S’agissant de notre académie, il convient de rappeler que le père de notre insigne membre d’honneur Jacqueline de Romilly-David est mort au feu alors qu’elle n’avait pas deux ans. L’un de nos membres, le Docteur Jean Rateau-Landeville, élève de l’EASSA, a servi pendant toute la guerre en tant que médecin auxiliaire. En ce qui me concerne,  si mon oncle paternel est mort au combat lors d’un assaut sur le plateau de Langres, mon père revint du front mais ne me souffla jamais un mot de « sa guerre ». L’horreur vécue est souvent indicible…                                                                                                                                              

Comment dès lors se représenter les conditions de ce conflit inhumain sans un recours à des témoignages directs…

Parmi les nombreux écrits des témoins directs du premier conflit mondial, poilus sans grades, écrivains célèbres[3], j’ai  choisi aujourd’hui de me référer à des carnets de médecins inédits, par ce que récemment parus. (A cet égard, le Service de santé a aussi payé son tribut.[4] Sur 9000 médecins engagés dans la zone des armées, 1609 médecins ont été tués, ainsi que 149 pharmaciens, 9213 infirmiers brancardiers et 72 infirmières).

A l’avant, dans les tranchées, les personnels du Service de santé – d’active ou mobilisés – ont partagé la vie des combattants. Dans leurs carnets, ils ont décrit l’existence des « poilus », la violence des combats, leurs propres conditions d’exercice.

A leur lecture, fascinante, revient la même question. Comment ont-ils pu tenir, quel courage leur fallut-il pour surmonter une peur légitime et ne pas sombrer dans la folie ?

Les médecins du front ont  très peu ont témoigné. Il s’agit d’ouvrages  publiés au cours de la guerre ou dans ses suites immédiates, en particulier ceux de Paul Voivenel (La psychologie du soldat ; La guerre des gaz)  et du plus célèbre d’entre eux, Georges Duhamel (Vie des martyrs ; Civilisation).

Depuis peu leurs descendants nous livrent leurs écrits :

Médecins mobilisés :

J’étais médecin dans les tranchées, de Louis Maufrais ;

Médecin-brancardier en 14-18 de Fréderic Massonnet ;

Médecins d’active :

Les carnets de Lucien Laby ;

Un chirurgien dans la Grande Guerre de Paul Viguier,

Carnets de guerre du médecin major Jules Beyne ;

Le fondateur de la psychiatrie militaire, le médecin général  Fribourg-Blanc ;

Aux poilus de 14-18, les martyrs bleus du Dr Rateau  

Nos anciens ont également laissé des dessins et des photos  récemment publiés.[5] 

Ce que j’ai vu de la Grande Guerre, par le Dr Franz Adam ;
Cinq cents  photos de la vie quotidienne des tranchées, par le Dr Max Lumière ;
Fonds d’archives des frères Loys et Joseph Roux, séminaristes infirmiers brancardiers ;
1914-1918 ; regards d’un médecin militaire, par le Dr Léon Lecerf ;
Les carnets de Lucien Laby, pour ses nombreux croquis.               

 Lorsqu’il s’agit de  carnets intimes, ceux-ci rassemblent des réflexions écrites au jour le jour, parfois reprises après la guerre. De tels documents, qui ont échappé à la censure, ont une valeur documentaire considérable.

« Mes mémoires ne peuvent en aucun cas servir à l’Histoire  car elles ne sont pas destinées à la publication » (Massonnet) ;

« En dehors des souvenirs qu’elles fixent pour moi, ces notes n’ont d’autre valeur que leur sincérité au moment où elles furent écrites, (Maufrais).

Venant de médecins d’active, les critiques de la hiérarchie et de l’arrière sont quelquefois très dures. A les lire, on ressent parfois  une gêne comme si l’on était en train de violer une intimité. Si leur style est différent – de la crudité sans censure de la jeunesse à l’élégance de l’écrivain - on retrouve l’expression des mêmes valeurs  et des mêmes descriptions de l’horreur de la guerre.

 

Trois enjeux essentiels : survivre, soigner, tenir.

Afin de rester au plus près du ressenti de leurs auteurs, nous avons choisi d’illustrer ces thèmes par de nombreuses citations plutôt que de se livrer à leur froide exégèse.

 

1- SURVIVRE 

 

Les médecins du front ont vécu les dures  conditions d’existence et d’exercice du « poilu ».

Poilus, ils l’étaient tous… « L'être social de jadis n’était plus reconnaissable dans ce combattant chevelu, barbu, couvert de boue » (Voivenel).

Ils ont du  affronter les rigueurs  du climat ;

Le froid : « Je crois que jamais de ma  vie, je n’ai eu aussi froid que ces deux jours là » (Voivenel, Verdun 2015).

Lorsque l’on dispose d’un brasero, le bois est souvent trop humide pour s’enflammer.

La chaleur : « Chaleur excessive. Nous brûlons sous la tente » (Massonnet - Champagne 1918).
La pluie, la neige,  la boue ; «  Lors des déplacements, c’est l’eau glacée parfois à mi-jambe, ou la gangue de boue dont il faut s’arracher à chaque pas. Sans pouvoir se sécher, se décrotter » (Laby). S’ils disposent de bottes en caoutchouc à semelle de bois afin de prévenir la survenue du «  pied de tranchées », celles-ci restent parfois collées à la vase, irrécupérables.  

Il faut vivre au milieu des vecteurs de maladies (dysenterie, leptospiroses, fièvre des tranchées, typhoïde, etc.) :

Les rats (l’intendance donnait un sou par queue de rat tué),
Les poux, (qui surnagent en nombre incalculable lorsqu’enfin à l’arrière des lignes on peut prendre un bain).   
Les mouches qui sans cesse harcèlent, dans l’atmosphère pestilentielle des déjections  et des cadavres : « Une  odeur effarante se dégage des cadavres au visage noir, énorme, où grouillent les asticots » (Maufrais).

La confrontation à la mort est permanente avec la vision des corps mutilés, des cadavres des hommes et des chevaux, avec la tâche éprouvante d’enfouir les corps, dans les risques permanents engendrés par cette première guerre industrielle.

La violence des combats est liée aux  tirs d’artillerie, aux grenades « qui criblent de trous » ; « Le spectacle est hallucinant des tirs d’artillerie qui déchirent les oreilles […] On ne peut se déplacer qu’accroupis, afin d’éviter les éclats d’obus » (Laby).

« Nous marchons au milieu des tirs d’artillerie, sentant parfois le déplacement d’air produit par les pièces les plus proches ;  les trous succèdent aux trous ; les voitures se renversent.  Un enfer, un fouillis inextricable de gens et de choses pêle-mêle au milieu d’un bruit formidable, perpétuel où je ne sais quoi nous dirige : un instinct » (Massonnet).

 

Dès 1915 surviennent les premières attaques par les gaz de combats :

« Nous sommes submergés, j’ai des nausées, des vertiges, des éternuements à répétition, complètement abruti » (Laby).

En Juin 1916 Voivenel décrit les combattants gazés :

« Nous sommes saisis au cœur par le spectacle de nos malades. Dans chaque salle, un infirmier administre l'ipéca, un autre fait jaillir les veines, l'autre administre l'oxygène. Contenu stomacal visqueux et liquide pulmonaire mousseux coulent au pied de chaque lit, la misérable pourpre du sang tache les draps. Les yeux convulsés, la bouche engorgée, les agonisants aspirent l'oxygène qui ne trouve pas à se loger dans les alvéoles pulmonaires remplies d'eau. Deux seulement ont la triste chance de délirer et veulent se jeter sur l'ennemi qui attaque.

Le Dr Rateau fait ce triste constat : « les gaz arrivèrent pendant trois heures, le vent était boche. Il fallait tout subir. Les plus sages respiraient avec peine, gênés par leur haleine. Les moins sages étaient condamnés à une mort épouvantable. Ils avaient trop ri du danger. Ils avaient mis leur masque trop tard ».

 

 

2-  SOIGNER

 

Souvent, le camarade de combat intervient le premier en tentant de colmater la béance d’une plaie au moyen d’un pansement individuel de dotation.

 

Puis interviennent les brancardiers, chargé de pansements, des garrots et des lacs, enfin de l’eau fraiche à chaque fois que possible. Le ramassage des victimes, souvent impossible de jour, s’effectue la plupart du temps la nuit, comme la pose des barbelés, les marches harassantes lors des déplacements tactiques et des relèves. Massonnet souligne l’abnégation des brancardiers dans l’enfer de Verdun (22/12/1915- 23/4/1916) « mes brancardiers qui la veille venaient de faire  environ 80 km par les difficultés inouïes de la route et de passer trois nuits sans dormir avaient donc encore marché pendant toute cette nuit et avaient accompli je ne sais quel trajet dans leurs allées et venues, chargés de brancards et de blessés au milieu d’un danger indescriptible ».

On ne rendra jamais assez hommage au courage des brancardiers : « combien ont péri à ce jeu. Merveilleux et modestes sauveurs, combien ont roulé dans les trous, leur croix rouge rougie de leur sang et le cœur percé d’une balle » (Rateau).

 

Capture d’écran 2015-04-27 à 17.03.50Sise dans les jardins du Val-de-Grâce, cette statue est due au brancardier Gaston Broquet, blessé en Argonne et camarade de tranchées du Dr  Maufrais.

 

Le poste de secours

« Il est fait de plusieurs milliers de sacs à terre disposés en voûtes profondes et obscures. Tout au fond de ces tunnels, des bougies allumées fondent lentement dans leur chandelier improvisé. Devant l’entrée de cet abri, c’est un lac de boue profond d‘un demi-mètre » où flottent divers débris (Rateau).

A chaque offensive, le poste de secours est engorgé.

Blessés graves et éclopés s’entassent en raison des difficultés à procéder à leur évacuation. Des blessures horribles, membres déchiquetés, broyés, plaies pénétrantes, visages mutilés.

La guerre pour un médecin, c’est « traiter » dans l’urgence l’afflux des blessés. Il faut prendre en charge « dans un nomadisme invraisemblable » des polyblessés très choqués dont l’état est d’une extrême gravité, dans les conditions inimaginables d’un poste de secours en tranchées. Transfusions impossibles, « on se limite à passer sur les plaies de la teinture d’iode qui fixe le sang, et les mains pleines de boue par manque d’eau, à multiplier les pansements ». Dans l’odeur des matières, des vomissements, du sang, il faut distinguer à la faible lumière des bougies ou des lampes à acétylène les blessés entassés, couchés ou assis, tenter d’oublier leurs plaintes continues, se frayer un passage : « le plus difficile est de pouvoir mettre un pied entre les jambes d’un gars et un genou sous l’aisselle d’un autre pour en soigner un troisième » (Voivenel).  Dans le danger partagé, le bruit, les vibrations perpétuelles, la vase, souvent sans éclairage, « on panse les plaies en tâtant pour juger de leur place, de leur étendue », ou à découvert, sous la pluie à chaque fois qu’une « marmite » dévaste le poste de secours (Laby-Voivenel).  Verdun, le chemin des Dames.... « Le poste de secours est encombré. Les blessés s’entassent. Le sol se couvre de portions rougies et gluantes de vêtements. L’odeur fade du sang écœure […]. Les brancards passent difficilement. Nous piétinons dans un mélange roussâtre de bave, d’eau, de sang et de coton jeté après étanchement sur le sol » (Voivenel). Il faut  travailler sans manger et dormir , souvent dans le froid, avec la terrible responsabilité de faire des choix en permanence, souvent avec un sentiment de douloureuse impuissance que « les soignants doivent apprivoiser. S’ils prennent trop de risques, ils s’exposent à mourir pour rien. Et Maufrais reconnaît qu’un jeune médecin est un capital précieux en temps de guerre et il doit apprendre à se préserver pour le bien commun.  Mais s’il estime une mission impossible ou un cas désespéré, il s’expose à être taxé de lâcheté, ou torturé par sa conscience. »  (commentaire de Dorothée Malfoy-Noël).

Fréquente impuissance que Beyne traduit laconiquement : « Etre un triste empaqueteur de chairs sanglantes »…

 

Un peu à l’arrière des postes de secours, on trouve les ambulances divisionnaires. De nos jours ce terme «  d’ambulance » peut prêter à confusion. En fait, il s’agit le plus souvent d’un dispositif servi par 60 à 70 personnels comprenant au moins huit voitures et leurs équipements (tentes, brancard, matériel chirurgical, etc. ), tractées  par 22 chevaux.  

Mais elles sont parfois le fruit de l’improvisation. Le 27 février 1915, Duhamel découvre au terme d’une marche longue et exténuante l’ambulance où il va exercer : des bâtiments de briques et de planches où l’équipe qu’il doit relever soigne « deux blessés pendant qu’il en arrive vingt ».

Les conditions de travail d’un aide-chirurgien en ambulance défient parfois l’imagination.

Duhamel donne de la situation une description hallucinante, avec des nuits d’intervention sans sommeil « dans l’ignoble odeur des hommes entassés  dont les cris masquent la canonnade ». Il rappelle le poids des responsabilités : « devant le flot débordant de la besogne », il faut « avant de saisir le couteau, se recueillir profondément, et décider du sacrifice qui assure la vie ou donne quelque espoir pour la vie. En une seconde de réflexion efficace », il faut « entrevoir et peser toute une existence d’homme, puis agir avec méthode et audace » . 

En avril 1918, Maufrais confirme les difficultés de l’entreprise : « Opérer trente-six heures d’affilée, avec un petit arrêt d’un quart d’heure toutes les deux heures environ, pour manger ou boire du café, pour tenir : vingt jours durant, nous vivons à ce rythme. Nous n’en pouvons plus, physiquement et moralement car les pertes sont énormes ».

 

3- TENIR    

 

C’est ici répéter cette question lancinante - comment ont-ils pu tenir, quel courage leur fallut-il pour surmonter une peur légitime et ne pas sombrer dans la folie ?- et tenter d’y répondre.

 

Face au danger, l’absence de peur traduirait plutôt un déficit ou une prise de conscience altérée de la situation. Pourtant toute description de la peur et de la panique vaudront longtemps la réprobation et la censure. C’est pourtant la réaction la plus normale face au danger de mort. Beyne en donne une description lucide et sans concession : « Nous fuyons chacun pour son compte, sans s’occuper du voisin, de toutes les forces qui nous restent […]La déroute est générale, il faut suivre. Et je galope au milieu du troupeau, les oreilles déchirées par les sifflements et les ricochets, dépassé par des galops fous d’hommes et de chevaux ».  Maufrais ne cherche pas à cacher sa peur. Comme ses camarades combattants, c’est un sentiment avec lequel il doit vivre tous les jours : « On n’a pas envie de manger, pas envie de rire ». Il évoque les mines qu’on entend creuser (« un danger angoissant, pas comme les autres »). Par moments, il lui semble entendre deux pioches frapper presque en même temps. «J’essaie de me rassurer. […] Puis, quand le bruit s’arrête, l’angoisse commence. Autour de moi, il n’y a que des types courageux, mais ce danger-là n’est pas comme les autres. On ne peut rien contre lui. Alors comment ne pas avoir peur ? .  

 

Au front, le danger est permanent :  «  Nous sentons que la mort plane sur nous, qu’elle nous frôle à quelques centimètres près » (Maufrais). « Toute la journée, un feu d’enfer passe au dessus de nos têtes ; c’est terrifiant. On se demande comment on ne devient pas fou ». Une réponse positive à l’interrogation de Laby : le nombre considérable d’évacués pour troubles psychiques. Il en a lui même fait le constat, avec les mots d’un médecin généraliste : « Il faut attacher aux montants d’un brancard avant de lui faire une injection de morphine un médecin-aspirant », confus, agité ; Ailleurs « le général D…, seul dans la nuit, aborde les poilus et leur demande où est sa division ? Serait-il fou ? ». Il traite les suicidants de lâches… 

Mais très souvent, il s’agit de manifestations aigues et réversibles, telle la confusion mentale. Cette folie d’un moment, ou plus durable peut revêtir de nombreuses formes cliniques dont je vous épargne le détail.

Mais il convient de souligner que la confusion mentale aigue transitoire peut faire d’un soldat désorienté qui fuit vers l’avant un héros, mais vers l’arrière un déserteur, avec les dramatiques conséquences qui peuvent en découler, faute d’un diagnostic.

 

La peur et le courage ne forment pas un couple inconciliable, tels l’honneur et le déshonneur, le courage n’étant pas un attribut spécifique de l’homme en guerre, mais de ses actions[6]. Les libellés des nombreuses citations des médecins au front en témoignent   (« courage digne des plus grandes éloges ; « d’une activité et d’une bravoure exceptionnelles. Sans cesse au premier rang et aux endroits les plus exposés »). La première citation du Dr. Rateau est ainsi libellée : « Aussi courageux que modeste, a été grièvement blessé le 27 septembre 1915 en allant à la recherche de blessés tombés en avant de nos lignes, malgré le feu nourri par lequel l’ennemi entravait cette relève ».

Actions de bravoure dont ils sont aussi les témoins : ils disent leur admiration devant le courage des brancardiers - qui paient un lourd tribut - devant celui d’officiers qui agonisent sans se plaindre, devant celui d’un soldat qui achève de se libérer avec son propre couteau d’une jambe qui ne tient plus que par un lambeau. 

 

Ils ont tenus ! Des facteurs de différente nature y contribuèrent.

A l’époque, la population était essentiellement rurale, habituée « à la dure », si j’ose dire. 

Par ailleurs, l’école de Jules Ferry cultivait le sentiment patriotique et l’esprit de revanche, le désir de reconquête des territoires perdus en 1870  (Maufrais déclare avoir été « nourri à un lait bourré de vitamines patriotiques »). D’où les scènes de liesse lors du départ au front. Pour les médecins,  ce serait une tâche indélébile de ne pas être affecté au front : pour ce faire certains d’entre eux (Maufrais, les frères Roux, etc.) font intervenir des politiques. Duhamel décide de s'engager dans le service actif alors qu'il avait auparavant bénéficié d'une réforme médicale en raison de sa vue. Il veut faire don de lui-même et partager les épreuves des hommes de sa génération. A notre époque qui voit la notion de nation s’affadir, de telles réactions patriotiques exacerbées ne peuvent se comprendre que placées dans le contexte historique dans lequel elles  sont survenues. Ainsi, limités à leur fonction de soignant, certains médecins ont eu plus ou moins le sentiment d’être des « sous combattants » au regard d’une majorité de la population, « revancharde », haineuse à l’égard du « boche » et prête à en découdre. Laby a été le seul à pousser à l’extrême le raisonnement : « Je serais tellement  vexé d’arriver à la fin de la guerre sans avoir tué un prussien au moins » ( !).  Il va mettre son projet à exécution, « sans brassard mais avec un fusil Lebel », avec la complicité d’un jeune officier et en dépit des ordres reçus. « J’ai fait mon devoir de français […] et maintenant c’est bien de meilleur cœur que je ferai mon devoir de médecin » (9 novembre 1914).

Toutefois, le guerre durant, avec la lassitude profonde, le fatalisme et l’acceptation du sacrifice qui en découle vont trouver davantage leur source dans l’esprit de corps, dans la cohésion du groupe, que dans le sentiment patriotique.

Le temps des paniques initiales et de « sidération » est suivi d’une période d’adaptation nécessaire pour surmonter « une peur strangulatrice » (Voivenel). C’est alors  la mise en place de stratégies de lutte contre la peur étayées par le collectif, l’appartenance à un groupe soumis au même sort, avec un chef partageant les mêmes souffrances. Ainsi, le civil – issu de classes sociales si différentes - se transforme en un « soldat indifférencié », un « poilu, sale, hirsute » qui se fond dans une nouvelle société, celle des tranchées. C’est une véritable «digestion des individualités » consolidée par les cérémonies collectives. L’humour et l’adoption d’un langage commun dédramatisant, l’argot des tranchées en est une traduction (« les marmites » pour les obus meurtriers, « la vaillante, la joyeuse »,  pour désigner les pièces d’artillerie, « Azor » pour le sac).

Parmi les stratégies de lutte contre la peur, la croyance en la Providence devient un recours. Un infirmier brancardier, Marcel Bitcht, ami du Dr. Maufrais note dans ses carnets : «  Messe le matin. Église pleine. Quelle différence avec les débuts. A Rouvres, il n’y avait que quatre ou cinq soldats ». A noter au passage la profession de foi patriotique d’un séminariste infirmier, Loys Roux : « Si nous les prêtres nous exigeons des fidèles qu’ils fassent leur devoir, ne devons nous pas de temps en temps leur donner l’exemple de l’héroïsme ou alors à quoi bon la messe et la communion de chaque matin… ».

Les conditions de vie et de survie que nous venons d’esquisser auraient été impossibles à supporter en permanence. Il y avait heureusement les relèves périodiques (première ligne, deuxième ligne, zone de repos), quelques rares permissions, enfin dans les tranchées, de longues  périodes d’accalmie et d’attente de l’offensive. D’où la naissance de multiples activités, de l’art des tranchées, de l’apparition des animaux domestiques… Il convient de signaler qu’en dehors des premières et deuxième lignes où les conditions de vie était identiques, les différences entre officiers et hommes de troupe réapparaissaient immédiatement à l’arrière du front : le lit et la paille, le bénéfice d’une ordonnance, l’affectation d’un cheval,  enfin une grille des soldes inégalitaire (Environ 220 F pour un médecin aide-major, 1,50 F pour un 2e classe).

Mais quelque soit le lieu, tous les médecins impliqués soulignent le rôle essentiel pour le maintien du moral des hommes chargés au péril de leur vie du courrier –lettres et colis - et de la nourriture, dont le vin si attendu. Cinquante ans plus tard, le Maréchal Pétain affirmera : « Le vin a été pour les combattants le stimulant bienfaisant des forces morales comme des forces physiques ; ainsi a-t-il largement concouru, à sa manière, à la victoire » ( !).

Parmi les stratégies contre la peur,   l’écriture exutoire a gardé une place privilégiée. 

Tous les combattants écrivaient,  des lettres à leur famille aux participations à des journaux de tranchées.

« Je retrouve mon carnet avec joie tous les soirs. C’est mon meilleur instrument de stabilisation. Je lui dois l’ordre,  la méthode,

l’équilibre » écrit l’infirmier Marcel Bitsch. Pour les médecins qui nous ont laissé des carnets, c’est une écriture quotidienne, même dans les pires conditions : « La canonnade fait rage : au moment où j’écris ces lignes, on s’entend à peine. Le sol tremble » (Laby). Une écriture qui permet de prendre une certaine distance, qui souvent apaise, permet de se projeter dans l’avenir . « Toutes les émotions de la  nuit me bourdonnent dans la tête Alors je prends un carnet et j’écris,  Je décris, je classe , j’essaie d’en tirer quelques réflexions et enseignements pour les jours suivants ».  Ainsi, Maufrais établit avec l’aide d’un infirmier braconnier « le manuel du gibier traqué », véritable manuel de survie physique et morale : « agir ou se concentrer dans une action absorbante », meilleur dérivatif contre la peur ; avoir confiance en sa chance […] ; éviter les cibles privilégiées : les carrefours […] ; « on ne désire pas ailleurs le médecin que dans son poste de secours, lieu directement opérationnel »..

[Description : Maufrai-Blade.tiff]

 

Capture d’écran 2015-04-27 à 17.05.00« 14 juillet 1919. Je fais garer l’ambulance en lambeaux dans la cour déserte du Val-de-Grâce. Tout le monde est parti fêter la victoire. Il règne un grand silence. Le moment est venu de me recueillir, pour tous mes amis. La guerre est finie. Mais, pour moi, rien ne sera jamais plus comme avant »

                                                                                              Louis Maufrais

                                                                                                                                                                                                                 

Témoins exceptionnels, les médecins de l’avant sont  restés curieux de tout, de l’horreur de la guerre aux détails des conditions de vie des combattants. Que leurs carnets n’aient pas été destinés à être publié souligne l’authenticité de l’expression des sentiments vécus, de la peur ressentie, parfois de la colère, des rancœurs, de la lassitude, mais régulièrement d’un dévouement et d’un courage à toute épreuve. Elle témoigne d’une expérience unique qui les a marqué à jamais, dans leur corps parfois, toujours dans leur « âme ». A la fin de sa vie, Maufrais[7] enregistrera sur cassette ce témoignage : « Aucun écrivain n’a pu rendre compte de cet état de tension permanente du au danger de tous les instants que nous avions en Argonne. En 1915, c’était le corps à corps ».

Dans la déferlante éditoriale que fait naître le centenaire de la Grande Guerre, les écrits des médecins du front constituent un hommage aux combattants dont ils ont partagé l’existence. Leurs témoignages resterons pour leurs héritiers un exemple et une source de réflexion et d’inspiration inépuisable.

 

1 195 000 officiers dont 157 000 dans les armes combattantes (1/43). 6 830 000 hommes dans les armes combattantes auxquels il convient d’ajouter les 260 000 originaires d’Afrique du Nord et les 215000 des colonies.

[2] Officiers : 36179 ; hommes de troupes 1345800 (1/37)

[3] Genevoix est le plus grand d’entre eux.

[4] Sur 1495 médecins d’active aux armées, 95 tués à l’ennemi, 30 morts pour la France

[5] (Ils ont  exclusivement la présentation vidéo de la communication du Pr Bazot,  les dessins de Laby étant parfois plus évocateurs que les photos)

[6] De Marc Twain : « Le courage est la résistance à  la peur : la maitrise et non l'absence de la peur ».

[7] Portrait du Dr Louis Maufrais par le Médecin général inspecteur Bladé (reproduit avec l’aimable autorisation de son auteur)

               

                                                                                         MAURICE BAZOT

 

 
Dernière modification : 27/04/2015
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