Discours de M. Ph Gillet

Monsieur le Président, Mesdames et Messieurs les membres de l’Académie du Berry, Mesdames, Messieurs.

Avant d’aller plus loin, j’adresse un grand merci à Bernard Jouve qui m’accueille ici avec la même bienveillance et la même finesse que celles qu’il me prodigue à chacune de nos rencontres à La Châtre. C’est un privilège pour moi d’être reçu en ces lieux, et c’est une très grande satisfaction d’y être accueilli par vous.  Merci docteur Jouve. Et ce n’est pas abuser du titre de docteur à l’égard d’un homme qui, depuis peu, est  deux fois docteur, ce qui n’est pas si courant et ce qui lui confère une grande perspicacité en bien des domaines, tant pratiques qu’intellectuels. Un grand merci !

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Pour ce qui me concerne, je viens d’évoquer le privilège qui m’est accordé en étant reçu en ces lieux, mais c’est d’abord un honneur, car celui d’être admis académicien parmi vous en est un, et non des moindres. Dès lors, il me faut avant tout essayer de conserver le sens de la mesure afin d’éviter, comme on dit, « de m’y voir déjà »… Face à une telle nécessité, aussi indispensable qu’impérieuse, mon expérience me recommande de tenter de comprendre comment cette faveur qui m’est faite pourrait venir s’inscrire raisonnablement dans le trajet de ma vie.

 

Et bien voyez-vous, c’est en conduisant pas à pas cette recherche de cohérence personnelle, que j’ai conçu une sorte de balade faite de détours historiques, littéraires et géographiques en Berry et parfois ailleurs, tout en abordant de ci-de- là, le domaine des goûts et des habitudes alimentaires. Je vous convie donc à présent à me suivre sur ces chemins, en espérant sincèrement que vous y goûterez quelque agrément.

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Il y a quelques années déjà, je côtoyais un collègue qui se plaisait à raconter que l’une de ses grandes fiertés professionnelles reposait sur le fait qu’il était parvenu à enseigner dans une institution prestigieuse… institution prestigieuse, qui l’avait naguère recalé en tant qu’étudiant ! J’avoue qu’en l’écoutant ainsi pérorer, et bien qu’un peu agacé par la coloration un tantinet revancharde de son propos, j’avais apprécié le caractère paradoxal de son parcours, vérifiant ainsi une fois de plus qu’il y a chez moi un certain penchant pour les situations qui vont plus ou moins à l’encontre du sens commun.

Alors, si j’introduis mon propos à l’aide de cette petite anecdote, c’est qu’elle présente, je crois, quelques ressemblances avec cet honneur que vous me faites en me recevant aujourd’hui au sein de votre estimable compagnie, Mesdames et Messieurs les membres de l’Académie du Berry.

En effet, je suis né à  Paris, fils et petit fils de parisien, et ne suis devenu berrichon que depuis quelques années, après 66 ans de vie parisienne quasiment ininterrompue. Je l’ai rappelé en introduction, un accueil chaleureux et plein d’attentions m’a été réservé à La Châtre par le docteur Jouve et son épouse ici présents, mais également par tous les amis des rues Tourtellat et de Bellefond ce dont je les remercie de tout cœur.  Cet accueil, chaleureux et plein d’attentions, m’a permis d’imaginer que, peut-être, peu à peu, je pourrais devenir un berrichon de bon aloi…

Un berrichon de bon aloi, admettons, mais face à votre Académie, il me faut l’avouer Mesdames et Messieurs : je n’ai pas encore produit à ce jour de travail académique consacré au Berry, exception faite d’une conférence donnée au musée de La Châtre à propos de ce que je pouvais dire des goûts et des habitudes alimentaires à la table de George Sand à Nohant… Toutefois, et c’est à noter, préparer cette conférence fut pour moi un travail très éclairant dans mon domaine de compétences historiques au sens le plus large du terme. Cela m’encourage à y revenir avec vous plus longuement un peu plus tard.

Mais malgré cela, ma culture berrichonne restait insuffisante à mes yeux. Alors, plutôt que de tenter d’acquérir trop rapidement une érudition de façade en ce domaine, il m’est venu à l’idée de rechercher dans ma mémoire les souvenirs de contacts éventuels que j’avais pu avoir avec le Berry au cours de mon existence.

Fort heureusement j’en ai retrouvé, et il s’agit de souvenirs plaisants, ce qui me permet de les évoquer ici sans réserve et de tenter de les mettre en perspective.

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Le premier de ces contacts remonte à 1963. J’avais 15 ans et vivais en très proche banlieue parisienne. L’offre culturelle de la capitale était déjà fort riche mais, hors de l’Ecole et de la vie familiale, ma formation intellectuelle était largement dépendante des programmes de la défunte ORTF (Office de radiodiffusion-télévision française), essentiellement dans sa version télévisuelle, incarnée alors par une seule et unique chaine en noir et blanc.
En évoquant cette époque, je me souviens ainsi que l’émission « Lecture pour tous » de Pierre Dumayet et Pierre Desgraupes m’ouvrit à la littérature contemporaine et que « Discorama » animée par Denise Glaser a enrichi ma culture dans le monde de la musique… Constatons en passant que, depuis ces temps pas si lointains, la télévision en France a bien changé et son usage quotidien également. Il est vrai qu’on ne recensait qu’1 350 000 postes en 1963 alors qu’aujourd’hui seuls 3% des foyers français déclarent ne pas avoir d’écrans chez eux… !
En 1963, c’est donc en téléspectateur assidu que j’ai été frappé par un reportage qui rendait compte de l’inauguration et de  l’ouverture de la Maison de la culture de Bourges. La Maison de la Culture de Bourges, vous le savez, a été l’une des premières maisons de la culture voulues par André Malraux, alors ministre des Affaires culturelles. N’hésitons pas rappeler aujourd’hui que cet événement a fait époque. Nous avons un peu oublié ce mouvement des maisons de la culture, mouvement d’importance nationale, initié sous l’impulsion de cet homme de grande culture placé aux commandes du premier grand ministère qui y était entièrement dévolu. Ce quasi oubli est regrettable, tant ces lieux ont joué un rôle important dans l’enrichissement culturel de la France, des françaises, des français, mais également de celles et ceux qui aspiraient à le devenir. C’était au cours de la seconde moitié du XXe siècle et ce, grâce à la puissance publique.
A Bourges, cette maison de la culture avait un local et même une demeure. Il s’agissait d’un bâtiment conçu dans l'entre-deux-guerres pour un autre usage par l'architecte de la ville, Marcel Pinon. Cette imposante construction  était  emblématique de cette époque, rouge, percée de vastes baies, avec une frise monumentale en façade. Retrouvé ensuite, et en couleurs, dans un magazine, le bâtiment m’avait alors une fois encore impressionné.
Dans ma banlieue il n’y avait pas de maison de la culture. Nos édiles devaient penser qu’avec la proximité d’une ville comme Paris, un tel équipement ne se justifiait pas. Ce n’était pas mon opinion et cette appellation de « maison de la culture » me fit alors rêver. Comme ils avaient de la chance à Bourges me disais-je. Un lieu où tout ce qui à Paris était dispersé et pas toujours très accessible, allait se trouver regroupé et mis à la disposition d’un vaste public. Certains commentateurs parlaient même de Maison des jeunes et de la culture. Jeune, je l’étais et nous étions nombreux alors à l’être avec le « baby boum ».
Bref je vous le répète je me suis dit qu’ils avaient bien de la chance à Bourges, mais surtout, et je m’en suis rendu compte plus tard, cette prise de conscience m’a permis de toujours garder une distance salutaire vis-à-vis de cette maladie infantile des milieux culturels parisiens, le « parisianisme »…
C’est également à cette occasion que comprenant le rapport entre Bourges et le Berry, j’en découvris l’existence. Et ce souvenir est resté vif car, comme l’écrivit Antoine de Saint-Exupéry : « On est de son enfance comme on est d’un pays ».  
Rebondir sur cette citation me permet une première digression sur les goûts et les habitudes alimentaires - autant le dire tout de suite, il y en aura d’autres au gré de cette balade -. En effet lorsqu’on tente d’établir la typologie des goûts alimentaires d’un groupe d’individus on se rend vite compte de l’importance prise par ce qu’il est convenu d’appeler « les goûts d’enfance ». Ces préférences alimentaires positives s’établissent très tôt et restent souvent gravées toute une vie dans la mémoire. Il en va de même d’ailleurs souvent des « dégoûts d’enfance »… Mais surtout, on sait aujourd’hui que ces préférences se construisent autant par les mots que par les choses. Une célèbre petite madeleine est devenue l’impérissable symbole de cette lente maturation. A l’inverse, on peut toutefois regretter que les publicitaires qui sévissent dans le domaine de l’agro-alimentaire à destination des enfants aient hélas trop bien compris les mécanismes de ce processus… Pour ce qui me concerne, les mots Bourges et Berry, ont trouvé leur place parmi les adjuvants symboliques en œuvre dans la construction de mes propres goûts d’enfance. Ils étaient et sont encore bienvenus lorsqu’ils sont accolés à une spécialité gastronomique comme les Forestines de Bourges, premiers bombons fourrés apparus dans le monde et encore vendus en vrac à Paris dans ma jeunesse, et les Massepains d’Issoudun tant aimés et vantés par Balzac…
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Mon second contact avec le Berry me fut offert, un peu plus tard, par un ouvrage, un livre unique, dans tous les sens du terme. Je veux parler de Les Très Riches Heures du duc de Berry. Comme son nom l’indique c’est un « livre d’Heures » c’est-à-dire un ouvrage liturgique à l’usage des laïcs car, à son époque le Moyen-âge, l’usage du bréviaire était réservé aux clercs. Celles et ceux qui possédaient un livre d’Heures pouvaient y suivre scrupuleusement la liturgie des Heures. Ces ouvrages comportaient également un calendrier et d’autres ajouts. Les premiers livres d’Heures sont apparus au XIIIe siècle, ce sont donc des manuscrits, souvent enluminés. C’est au début du XVème siècle que le duc Jean Ier de Berry fit la commande du sien à deux enlumineurs néerlandais, les frères Herman. Vaste travail pour l’époque, qui resta inachevé à la mort de ces deux artistes, tout comme à celle du duc Jean. Aujourd’hui les experts discutent encore pour identifier clairement ceux qui ont achevé l’ouvrage au cours du XVe siècle.
Mais, pour que l’histoire des Très Riches Heures du duc de Berry croise mon modeste destin, il a fallu qu’un autre duc, fils de Louis-Philippe, le duc d’Aumale – celui de la Smala d’Abdel Kader…- fasse l’acquisition du précieux manuscrit en 1856. Il est toujours conservé en son château à Chantilly, un domaine proche de Paris que  sa forêt, ses écuries et son hippodrome ont transformé en un lieu de promenade dominicale assez prisé des parisiens, ma famille comprise. Le château, a été légué par le duc d’Aumale à l’Institut de France avec tout ce qu’il contenait. Le manuscrit des Très Riches Heures du duc de Berry y est donc conservé au sein des splendides collections du duc qu’on nomme le musée Condé. Du fait de sa fragilité, on ne peut le voir que lors très rares expositions publiques. J’ai eu la chance d’en être, une seule et unique fois. Mais, comme l’ouvrage est devenu l’un des plus célèbres manuscrits enluminés, il est largement reproduit, particulièrement dans les manuels scolaires et universitaires. C’est le cas des images du calendrier, les plus connues, représentant tour à tour des scènes paysannes, des parades aristocratiques et des éléments d’architectures médiévales, le tout d’une qualité remarquable.
Comme étudiant, puis comme professeur, j’ai souvent utilisé certaines de ces images, notamment celles représentant l’ancien Louvre à Paris ainsi que des châteaux ayant appartenu au Duc de Berry, tous dans leurs architectures médiévales.
Comme chercheur dans le domaine de l’histoire des goûts, des manières de table et des habitudes alimentaires, j’ai étudié de près celle représentant un banquet supposé avoir été donné à la cour de Jean 1er de Berry en sa présence. Cette image est très originale dans la mesure où elle diffère très nettement de la plupart des autres représentations médiévales de festins de cour. Ces dernières sont souvent bâties sur un modèle identique, relevant plus de la convention iconographique que du souci de représenter la réalité. Ce n’est pas le cas dans le Livre d’Heures où le duc semble seul à table, une table abondamment garnie  et ornée, dans un environnement humain très vivant. Face à lui se tiennent un écuyer tranchant couteau en main et un autre officier de bouche, tous deux richement vêtus, pendant qu’à sa droite un échanson prépare, apparemment avec son aide, le vin qui va lui être servi. Bref, vous l’aurez compris, cette image, qui pourrait à elle seule occuper une demi-conférence, a pris une place de choix dans les recherches faites sur les manières de table dans les cours médiévales et par là même dans mes souvenirs berrichons.
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George Sand…Je me suis laissé dire qu’une certaine lassitude à son sujet voire une sorte de saturation se faisait jour dans les Sociétés savantes en Berry. Je remarque qu’elle contraste aujourd’hui avec le regain d’intérêt qu’on lui porte depuis peu dans les médias culturels nationaux. Cette sorte de ping-pong intellectuel est hélas fréquente dans l’hexagone. Je vous propose pourtant de tenter de faire avec, car s’il faut que je vous dise quelques mot de  George Sand, c’est que justement voyez-vous, elle n’a pas été immédiatement pour moi un souvenir berrichon…
Si je ne l’ai pas immédiatement imaginée berrichonne, George, c’est parce que lorsque je l’ai découverte, ce fut à travers les célèbres images d’elle illustrant les premières années de sa carrière. Alors, comment ne pas voir une authentique parisienne dans cette femme culottée, dans tous les sens du terme ? D’ailleurs, elle est née à Paris, dans le 3ème arrondissement. Très jeune, lors d’une balade, j’avais lu la plaque qui  rappelle cette illustre venue au monde  le 1er juillet  1804, au numéro 15 de cette longue rue Meslay, parallèle au boulevard Saint Martin. C’est devenu aujourd’hui le numéro 46,  et le siège d’un immeuble  tout à fait parisien.
Toujours à propos de sa biographie, j’avais assez vite compris, malgré le puritanisme excessif des manuels  scolaires d’alors, qu’une part des hommes célèbres qu’elle avait connus, elle les avait connus au sens biblique du terme. Je faisais cette découverte à l’âge où on commence à comprendre que l’on a beaucoup à apprendre des femmes lorsqu’on est un garçon. C’est un âge où les hormones prennent trop souvent le pas sur les neurones. Cet état propre à l’adolescence, je l’ai retrouvé ensuite tout au long de ma carrière de professeur auprès de mes élèves et dans ma vie de père de famille auprès de mes enfants… Pour ma part, c’est donc ainsi chamboulé par mon système endocrinien  que je m’attardais alors sur ces images de George Sand.  Et je m’étais mis à rêver, me disant que si j’avais eu la chance d’être son contemporain, de l’approcher, voire, qui sait, de l’intéresser, j’aurais  sans aucun doute suivi son enseignement particulier avec passion… Vous comprendrez aisément qu’après un tel premier contact, lorsqu’on me parlait de « la bonne dame de Nohant », célèbre photo de Félix Nadar à l’appui,  je me disais in petto, oui mais ça c’était après, lorsque George Sand était à la retraite en quelque sorte… Fort heureusement, j’ai pu mesurer depuis ces temps passés, le caractère très lacunaire et surtout outrageusement fantasmatique de mes connaissances d’alors sur George Sand… Si je ne l’avais pas immédiatement identifiée berrichonne, c’est que j’étais plus impressionné par son charme troublant que par « La petite Fadette ». J’avais toutefois quelques excuses. Rappelez-vous de ces années 1960-70, où les garçons commençaient à porter les cheveux longs quand les filles commençaient à les porter vraiment courts et où celles dont nous espérions ne serait-ce qu’un petit flirt se pâmaient devant des stars qui revendiquaient une androgynie ostentatoire tout en affichant dans les magazines spécialisés une carrière de Donjuan compulsifs, songeons à Mike Jagger ou David Bowie…  Dans un tel contexte l’image de George Sand, une femme authentique, travestie en garçon, alliée à sa réputation de Donjuanne, pouvaient m’apparaitre comme une piste à explorer pour tenter de résoudre mes problèmes d’adolescent…
Mais, dans cette affaire, le Berry n’avait pas dit son dernier mot.
Je l’ai évoqué plus haut, il m’a été proposé de donner une conférence au musée de La Châtre. C’était en avril 2016. J’ai accepté bien volontiers cette proposition. Il s’agissait de tenter de mieux cerner les goûts et les habitudes alimentaires à la table du domaine de Nohant, en m’inspirant de deux services de table ayant appartenu à George Sand en Berry, et de ce fait conservés au musée. L’un comme l’autre de ces services ont été conçus en banlieue parisienne ce qui, avouons-le, aurait pu renforcer encore chez moi l’idée de l’identité parisienne de leur propriétaire.
 On désigne ces deux ensembles de table par leurs motifs décoratifs.  Le premier est le service dit « aux fraises ». Il fut créé à Montereau, en Seine et Marne, par la manufacture de Creil et Montereau, exploitée entre 1841 et 1875 par Lebœuf, Millet et Cie. C’est un service à dessert en faïence blanche à décor herborisé en relief de fraises des bois. Le second service est celui dit « aux papillons » œuvre de la manufacture de Choisy-le-Roi dans le département actuel du Val de Marne, (plus proche encore de Paris que la Seine et Marne…), manufacture active entre 1805 et 1938. La création de ce service en faïence imprimée avec un motif de papillon, est rattachée à la personne d’Hippolyte Boulenger, gérant des lieux entre 1863 et 1892, ce qui nous donne une approximation sur la date de sa création. A la Mort de George Sand, cet ensemble fut offert par Maurice Sand au Docteur Pestel de Saint Chartier, médecin qui était présent à Nohant lors des derniers instants de sa mère.
J’ignorais ces circonstances particulières en acceptant l’offre de conférence qui m’était faite. En revanche ce qui avait aiguisé ma curiosité dans son sujet c’était qu’il s’inscrivait dans un domaine particulier de l’histoire : « l’Histoire des choses banales », pour reprendre le beau titre de l’ouvrage de l’historien Daniel Roche. Ce qui me passionne dans ces « choses banales », c’est bien entendu la vie intense, quotidienne, mais également anonyme,  qui fut souvent la leur, des années durant. Statut qui ouvre la voie à de passionnantes recherches à propos de leur histoire.
Ces éléments de vaisselle conservés au musée de La Châtre sont en faïence. Ils ont été produits à une époque où la porcelaine dure était encore un produit assez récent et fort coûteux en France. Ils présentent tous les attributs des services de table domestiques en usage dans les maisons bourgeoises de la seconde moitié du XIXe siècle. Ils sont beaux,  c’est indiscutable. Chacune de leurs pièces mérite qu’on s’y arrête, leur forme leur motif, leurs couleurs nous charment. Toutefois et c’est une évidence : c’est leur histoire, étroitement reliée à celle de leur illustre propriétaire, qui leur confère leur statut d’œuvres muséales. Sortis de cette histoire nous n’y verrions que de beaux objets anciens, comme on en trouve encore chez les antiquaires spécialisés et parfois même dans les familles. Donc, que ces services aient appartenu à George Sand, à Balzac ou à Gustave Flaubert, ce n’était pas le plus important c’était leur destin propre qui m’intéressait.
Avec cette constatation une interrogation avait surgi dans mon esprit, allait-il s’agir pour moi de faire mieux connaître une histoire particulière à l’aide de ces services de table ou de faire, en quelque sorte revivre ces services de table. J’ai choisi bien entendu la seconde option, celle consistant à tenter de faire revivre ces services de table à l’aide de l’histoire des usages qui en avait été faits.
L’histoire de ces pièces de vaisselles, je l’ai dit, concerne directement celle de George Sand en Berry. Mais elle en concerne un aspect particulier : ses goûts, ses manières de table, ses habitudes alimentaires ainsi que celles des siens. C’est un domaine plus complexe qu’on pourrait l’imaginer et je me suis demandé par quel bout commencer.
C’est à ce point, si l’on peut dire, que le Berry s’imposa au centre de la scène.
 
En effet, il me revint très vite à l’esprit les visites que j’avais effectuées à Nohant, au cœur même de la vie berrichonne de Georges et des siens. La remarquable cuisine, à la fois si rustique et si moderne pour son époque, la salle à manger et le souvenir des illustres convives qui y prirent place… Ces lieux m’ont fait choisir une logique simple : il s’agissait de parler de couverts, et bien avant de mettre le couvert, on doit s’intéresser à la table, car il faut bien une table pour mettre le couvert… ! Mais surtout je me suis souvenu qu’en 1990, était paru chez Flammarion un livre passionnant intitulé A la table de George Sand et qu’il était dans ma bibliothèque, car 1990, c’était un livre novateur. Et voila pourquoi : dans l’expression A la table de George Sand, le mot « table » est une métonymie, dit plus simplement un mot valise. Certes il désigne le meuble lui-même, mais aussi et à la fois  ce qu’on y consomme, le lieu de convivialité qu’il représente et, par là même, toutes celles et tous ceux qui prennent place autour de cette table ; cette polysémie autorise plusieurs types d’études…
D’ailleurs, quelques années avant 1990, et dans une optique plus traditionnelle, et surtout plus datée,  de l’histoire, sous un tel titre, on aurait à coup sûr trouvé un livre très différent, avec une série de biographies des personnalités qui avaient fréquenté Nohant, et puis sans doute des anecdotes et propos de tables, attribués à ces célèbres convives, enfin des extraits de textes ou de lettres de George Sand touchant au sujet. Alors qu’en 1990, le livre A la table de George Sand, parlait lui principalement de cuisine. Ce qu’on appelait encore alors la Nouvelle histoire, promue, à la fin des années 1970, par Jacques Le Goff et Pierre Nora entre autres et à la suite de Marc Bloch, était visiblement passée par là. Elle préconisait, je le rappelle, cette « Nouvelle Histoire » de s’intéresser aux « mentalités », aux « sensibilités » en faisant appel, entre autres disciplines,  à l’anthropologie, et en s’attardant sur l’étude de la vie quotidienne.
Ce livre, A la table de George Sand, se situait d’ailleurs dans un ensemble comprenant un certain nombre d’ouvrages du même type, parus à la même époque. Je ne citerai pour mémoire et en ordre anté-chronologique, que les rééditions successives du Dictionnaire de cuisine d’Alexandre Dumas, dont l’une des parutions, chez l’un de mes éditeurs, Payot, date de 1994. En 1992 était paru chez Robert Laffont Simenon et Maigret passent à table (jeu de mot plaisant dans le domaine du roman policier). L’ouvrage avait un sous titre mêlant  réalité et fiction : Les plaisir gourmands de Simenon et les bonnes recettes de Madame Maigret… Plus nettement ancré encore dans la fiction, paraissait en 1990, chez Actes Sud Les soupers de Schéhérazade, tiré des Mille et une nuits. Et nous avions eu déjà dès 1989 Les carnets de cuisine de Claude Monet parus aux éditions du Chêne. Tous ces ouvrages avaient un point commun : ils étaient centrés sur une personnalité célèbre, réelle ou fictionnelle, et ils mettaient en avant un corpus substantiel et détaillé de recettes de cuisine. On peut supposer que leurs auteurs postulaient qu’il était possible, voire souhaitable, de mieux connaître ces personnages célèbres à partir des recettes de cuisine qui avaient eu leurs préférences. Un peu sur le mode  « dis-moi ce que tu manges je saurai qui tu es… » 
Mais ces ouvrages retrouvaient également à mes yeux une fonction ancienne propre aux recueils de recettes de cuisine. En effet, une étude approfondie de ce type d’ouvrages – les recueils de recettes de cuisine -  m’a amené à conclure que nombre d’entre eux, et ce depuis l’Antiquité, étaient destinés plus à la lecture qu’à une mise en pratique. Ce n’était pas de simples « mode d’emploi ». Ils étaient écrits et publiées le plus souvent d’abord pour être lus. A partir de cette constatation, je postule qu’ils représentent une catégorie, un genre littéraire à part entière que je nomme « littérature culinaire », par comparaison à la fois avec la « littérature gastronomique » type Brillat-Savarin, et également avec la « grande littérature ». Cette littérature culinaire  est une littérature mineure – mais il y en a bien d’autres – et elle a compté beaucoup de lecteurs et en compte encore beaucoup plus qu’on ne le pense. D’ailleurs certaines et certains d’entre vous, ici même, ont sans doute le souvenir d’avoir feuilleté un recueil de recettes, illustré ou non, sans autre but immédiat que le plaisir de la découverte, comme je l’ai fait maintes fois moi-même.
C’est à ce titre que les recettes de cuisine trouvent aujourd’hui leur place dans des livres d’histoire comme A la table de George Sand où l’on parle d’histoire et beaucoup de cuisine. En effet sur les 240 pages qui le composent 153 pages sont dédiées aux recettes de cuisine elles-mêmes, avec leurs illustrations, ce qui correspond environ à un volume de 65 % de l’ouvrage. Ce sont Marie-Christine et Didier Clément, hôteliers et restaurateurs de grand talent, mais également historiens, dont j’avais apprécié l’accueil et la table à Romorantin-Lanthenay, qui avaient apporté leur savoir pour cette partie dévolue à la cuisine.
Arrivé à ce point, une question me restait à résoudre : quel rapport pouvait-il bien y avoir entre l’histoire de l’œuvre littéraire qui a fait la gloire de George Sand et le détail des recettes de cuisine qu’elle mangeait et partageait avec ses hôtes ?
La réponse nous est donnée par George Sand elle-même. Elle est citée en exergue de l’ouvrage qui nous occupe. Cette citation est elle-même tirée de son livre Histoire de ma vie, autobiographie  présenté en partie sous la forme d’un recueil épistolaire, paru en 1855. Je la cite : « L’Histoire se sert donc de tout, d’une note de marchand, d’un livre de cuisine, d’un mémoire de blanchisseuse » Et je précise que le mot « Histoire » est orthographié ici avec un H majuscule. Quelle clairvoyance historiographique ! En s’exprimant ainsi on peut dire que George Sand avait plus d’un siècle d’avance sur la « Nouvelle Histoire » ! Mais surtout, elle indiquait en filigrane par ces mots, les racines de son existence et une part déterminante de son identité,  je veux dire son attachement à la vie domestique dans le sens le plus noble dû terme. En effet, cette femme, intellectuelle authentique, féministe revendiquée, femme politique, avait du récuser dans sa jeunesse les formes les plus visibles de sa féminité, ce qui je le rappelle avait provoqué naguère un certain trouble chez votre serviteur. Elle avait fait ce choix pour conquérir ce qu’elle nommait elle-même sa précieuse indépendance dans une société il faut bien le dire, alors profondément sexiste. Et tout se passe comme si elle avait retrouvé une part substantielle de cette féminité  à Nohant, dans la gestion très maîtrisée du quotidien de sa maison…  L’étude des recettes contenues dans l’ouvrage renforce encore cette impression. Rappelons que même si une seule a été authentifiée écrite de sa main, l’ensemble a été consigné pour l’essentiel par ses proches, et de son vivant. Ces recettes nous apparaissent aujourd’hui extraordinairement modernes pour l’époque, dans la mesure où elles convoquent à la table de Nohant des régions de la France entière, et même du monde entier, préoccupation très actuelle sur nos tables d’aujourd’hui devenant de plus en plus cosmopolites.
Un florilège de ces recettes « sandiennes » s’apparente à un véritable voyage :
Sauce hollandaise et sauce tomate à la Créole, Bouillabaisse et borchtch russe, gâteau de Gannat et pissaladiera, poisson à la Chambord mais également poisson à la persane, filet de bœuf béarnaise et Kouss-Kouss (orthographe), Plum-pudding et crème de Bourgogne…».
Il est clair que la table de Nohant se voulait ouverte sur les nouveautés gastronomiques de l’époque, marqueur social déjà bien installé dans la bourgeoisie intellectuelles et artistique française, alors émergente. Notons que la recette authentifiée comme écrite de la main de George Sand concerne les gnocchis, plat typiquement italien nouveau en France et fort à la mode à l’époque comme le confirme la citation qu’en fait Émile Zola en 1880 dans son roman Nana, au chapitre IV : « Les garçons enlevaient les assiettes à potage, des crépinettes de lapereaux aux truffes et des niokys  au parmesan circulaient. » C’est un mets à la mode car le monde de Nana est à la mode. Et c’est une nouveauté, comme le montre  l’orthographe étrange choisie par Zola : il écrit n.i.o.k.y.s…, ce qui étonne d’ailleurs du fait de l’origine italienne de l’auteur.  Je précise que cette orthographe étrange subsiste dans l’édition courante, celle de Garnier-Flammarion.
Mais que ce cosmopolitisme gastronomique ne nous trompe pas, George Sand était également  une authentique berrichonne, attachée à son terroir ; d’ailleurs on trouve également à la rubrique « Utiles » de l’ouvrage des recettes de breuvages et onguents dignes d’un guérisseur berrichon. Certains sont préconisés « contre les constipations opiniâtres » et d’autres recommandés « pour faire pousser les cheveux »… .
Je n’irais pas plus loin car vous l’aurez compris c’est par cette brève étude sur les habitudes alimentaires à Nohant que George Sand a fini par trouver sa place dans mes souvenirs berrichons.
Parvenu à ce point, après l’histoire, la littérature et la gastronomie, je vais aborder la géographie promise dans le titre de mon propos.
Je viens de citer le mot terroir. Le terroir, ce vieux mot français, souvent sans équivalent dans d’autres langues. Un célèbre  géographe en a proposé une définition précise – comme souvent les géographes savent le faire – la voici : un terroir est un ensemble de terres travaillées par une collectivité sociale unie par des liens familiaux, culturels, par des traditions plus ou moins vivantes de défense commune et de solidarité de l’exploitation (je cite ici Pierre George, l’un des maîtres  de la géographie française). Cette définition nous rappelle que cet ensemble de terres ne forment un terroir que parce que les hommes qui les travaillent, mais également ceux qui les possèdent, y ont patiemment fabriqué leur territoire au cours de siècles passés comme ils continuent à le faire aujourd’hui en Berry. Rappelons au passage que cette conception du paysage rural date du Moyen-âge où l’on considérait que la nature n’était belle que si elle était travaillée et maîtrisée, la nature sauvage étant le produit du péché originel et par là même ingrate et inquiétante.
La notion de terroir est fréquemment mise en avant en Berry et plus encore dans le Boischaut sud où je vis. Alors je me permets une dernière digression à son propos, sur un thème qui me tient à cœur et que mes recherches sur la consommation et l’alimentation humaine m’ont permis de  confirmer.
D’une part, les produits traditionnels, dits « de terroirs » dépendent au moins autant et souvent plus, des savoir-faire humains qui les façonnent que des conditions naturelles. D’autre part, il serait erroné de faire de ces produits de terroirs les créations de sociétés rurales confinées, repliées sur elles-mêmes. Certes, les traditions agricoles reposent sur des patrimoines culturels locaux, mais elles se sont nourries aussi d’ouvertures répétées sur le vaste monde au cours de l’histoire, de récentes recherches le démontrent. Que seraient les fameuses galettes de pommes de terre, sans les pommes de terre venues d’Amérique ? Et les exemples abondent dans toutes les cuisines de terroir françaises, qui pour la plupart n’ont trouvé leurs formes définitives qu’au XIX ème siècle.
Ce qui me conduit à affirmer que l’innovation bien tempérée est un élément protecteur de la ruralité, non pas une menace pour son identité.
Enfin, et cela peut-être perçu comme un paradoxe mais ce n’en n’est pas un c’est une évidence : un produit de terroir ne le devient véritablement que par le fait d’être connu et recherché hors du terroir qui l’a vu naître ! Les exemples abondent, pensons aux vins! Je terminerai cette digression en précisant que cette définition que je viens de rappeler à l’instant d’un produit de terroir me semble convenir parfaitement au volet berrichon de l’œuvre de George Sand dont on peut dire sans en contester la valeur qu’il est une sorte de produit littéraire de terroir...
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Au fil de ces  quelques réflexions qui, je le rappelle,  sont le reflet d’une recherche de cohérence personnelle, j’ai abordé l’histoire de mes plus anciens contacts avec le Berry, puis celui d’avec George Sand, qui en fut  d’abord l’antithèse, avant de concourir à sa synthèse. Thèse, antithèse, synthèse, dissertons,  dissertons… Comme vous pouvez le constater les déformations professionnelles ont la vie dure ! Il faut donc à présent que j’en vienne à la  conclusion, comme on il se doit dans toute dissertation qui se respecte.
J’évoquais en introduction un espoir. Celui que, peut-être, peu à peu, je pourrais devenir un berrichon de bon aloi. Cet espoir est d’autant plus fort que je suis venu vivre en Berry  en grande partie par hasard, à la suite d’une série d’heureux concours de circonstance, ce qui montre que ce territoire recèle des capacités d’attraction aussi extraordinaires que trop souvent méconnues. En effet, les choses se sont faites progressivement.
Lorsque j’ai déclaré à certains de mes amis parisiens que je m’employais à passer ma retraite hors de Paris, en province, je pourrais résumer leurs réactions par cette locution, aussi lapidaire que lourde de sens : « Ah bon ? » énoncée sourcils levés, avec une expression d’incrédulité manifeste. Mon  choix n’avait pourtant rien d’insolite. Toutes les études démographiques sérieuses le démontrent : Paris et l’Ile de France importent leurs naissances et exportent leurs décès, ce qui revient à dire en termes mois brutaux, qu’un certain nombre et même un nombre certain, de couples, franciliens ou provinciaux à l’origine, y élèvent les enfants qu’ils y ont conçus et, à l’âge où la sagesse venue ils recherchent enfin des conditions de vie moins stressantes, et bien ils quittent définitivement la mégalopole parisienne. Cette constation aurait pu suffire à justifier mon choix, mais il est vrai qu’annoncer son départ définitif pour la province produit sur certaines personnes vivant à Paris un effet comparable à celui que ferait l’annonce de l’achat d’une concession à perpétuité au cimetière. Ils sont manifestement dans l’erreur, et ma décision étant prise, je m’y suis tenu.
Je n’avais pas choisi de région particulière mais j’avais un certain nombre de pré-requis. Ni trop septentrionale - je n’aime pas l’excès de pluie - ni trop méridionale -je ne supporte plus les fortes chaleurs -. J’avais d’autre part renoncé à vivre à la campagne après 10 années d’usage d’une maison dite « de campagne », revendue, car j’y avais compris assez rapidement que je n’étais pas de taille à endurer la vie champêtre. Je cherchais donc une petite ville, voire une ville moyenne, où je pourrais satisfaire mes besoins primaires à pied… J’ai visité plusieurs maisons dans plusieurs régions, elles-mêmes souvent visitées pour assouvir une de mes passions dévorantes, le jeu de golf. C’est Dominique, ma compagne aimée, qui découvrit le complexe des Dryades à Pouligny-Notre-Dame. Un lieu tout à fait dans mes goûts car il me permettait de descendre non pas comme souvent à l’hôtel du golf mais en quelque sorte au golf de l’hôtel. C’est donc avec les pieds, mais également avec les yeux, sur ce beau parcours de golf intelligemment aménagé au cœur d’un bocage encore préservé, que s’est opéré mon premier contact physique avec le Berry. Comme ailleurs, j’ai avisé deux agences immobilières de La Châtre, puis visité quelques maisons, sans résultats. Comme ailleurs, j’ai laissé mon adresse électronique. Jusque là rien de nouveau. Et puis j’ai reçu un jour de l’une de ces agences une nouvelle proposition de visite. Elle tombait bien, nous allions passer par les Dryades.
Située en plein centre ville de La Châtre, la maison n’avait rien d’exceptionnel, pourtant à peine y étais-je entré depuis quelques minutes, j’ai compris que j’étais arrivé au bout de mes recherches. Etais-je tombé sous le charme ? Je ne saurais dire. Toujours est-il qu’à l’usage, ce choix rapide s’est révélé faire la synthèse de l’ensemble de mes attentes. D’autant que j’ai rencontré en Berry et à La Châtre en particulier, des femmes et des  hommes accueillants, chaleureux, ouverts sur le monde ; la meilleure preuve en est ma présence parmi vous aujourd’hui.
J’évoquais à l’instant le mot charme, qui, comme vous le savez, à plusieurs sens depuis le plus charmant jusqu’au plus mystérieux. Alors souvenons-nous que le Berry à la réputation d’être une terre de magie, de mystères, et d’enchantements. M’a-t-il retenu par les pieds ? Rappelons que plusieurs philosophes anciens attribuaient à la terre une vertu aimantine – celle des aimants –vertu censée lui faire attirer les corps. Le Berry m’a-t-il retenu par le cœur ? Je ne saurais dire…Une chose est certaine : j’y suis, j’y reste et votre accueil, Mesdames et Messieurs, renforce encore ma détermination en ce sens. Je vous remercie pour votre attention, pour votre patience et pour la qualité de votre écoute.
Ph. Gillet 2017

 
Dernière modification : 13/10/2017
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