CLEMENT

« Franz, Frédéric et moi, de Bourges à Châteauroux… Itinéraire d’un berrichon romantique »



Quoi de plus terrible que d’écrire sur soi ; là commence le malentendu, et la division entre soi et soi. Mais après tout, il sera beaucoup question ici de division, et de dualité, alors allons-y…


Effectivement, comme l’indique le titre de cet exposé narcissisant, je me sens partagé entre deux hommes, les deux « F » de ma vie, pourrais-je dire, Franz et Frédéric, comme je le suis également entre deux départements, et entre deux arts. Liszt et Chopin, donc, le Cher - qui m’a vu naître - et l’Indre (ces départements « côte à côte mais dos à dos », disait Giraudoux), la musique et la littérature. Mais aussi bien aujourd’hui, Paris et le Berry (finalement comme nos deux héros, Chopin et Sand !), l’édition littéraire d’un côté et les événements musicaux de l’autre. On trouverait encore des subdivisions à cette histoire : Chopin que je sers à Nohant, bien sûr, et Liszt à Châteauroux ; Liszt lui-même étant venu deux fois à Nohant. Sans parler des deux bicentenaires (deux fois 200 ans) qui se suivent en 2010 et 2011, et me voilà, encore et toujours, dirait-on, entre-deux. « Deux âmes habitent en ma poitrine », dit Faust. Le vertige me guette ...


Je pourrais parler aussi du Prix Pelléas que j’ai créé, remis chaque année au Café des Deux (deux) Magots, célébrant les épousailles de la musique et de la littérature, toujours, unies ici dans un même livre donc, comme Maeterlinck à Debussy. Et puis, évoquons le livre et le vin, réunis tous les ans à Saumur, dans le cadre des Journées Nationales du Livre et du Vin, concept et surtout grande fête célébrant, je me cite, « les charmes de l’hédonisme à le française » ; une fête que j’ai inventée il y a quinze ans, sans doute secrètement inspiré par François Rabelais qui a donné son nom à la Faculté de Tours, et dont les bâtiments opportunément placés entre la Loire et les bars charmants de la vieille ville (encore un couple !) m’accueillirent quelque temps avec indulgence. J’y ai batifolé musicologiquement, puis philosophiquement, grâce à l’ami Nietzsche, que j’ai découvert seul, et qui me parlait mieux de la musique selon moi que mes professeurs. Hélas, une fois émigré de la faculté de musicologie à celle de philosophie, je n’ai pas retrouvé Nietzsche, mais des professeurs, encore - que j’ai pourtant suivis, jusqu’à la thèse. Mais de là date sans doute ma mésentente avec tout type d’institution du savoir, pas assez gai à mon goût.


On pourrait ajouter à cette histoire de couples désordonnée, Jean-Yves Clément et Yves Henry (Yves s’occupant, lui, en Bourgogne, de musique et de vin, de Bach à Bacchus), d’autant que c’est moi qui ai imaginé cette association de bienfaiteurs romantiques durant l’hiver 95, au hasard d’une promenade dans ma forêt favorite, à Bourgneuf, près de Bourges, où l’intuition soudain m’est venue de ce rapprochement diplomatique avec mon concurrent d’alors (Yves), qui postulait au même poste de directeur artistique ; association qui donnera naissance à un duo (et, de fait, à la présence et la présidence d’Alain Duault) avec la création en 97 du 2ème festival de Nohant, les Rencontres Internationales Frédéric Chopin. Mais d’aucuns diront avec raison, et passion j’espère – surtout après la réunification cette année des deux festivals –, que le véritable jumeau des anciennes Fêtes Romantiques, ce fut en fait les Lisztomanias de Châteauroux que je créai, seul, en 2002, 2 fois 2. Deux festivals, pour deux directeurs artistiques, dans deux lieux de ce Berry doublement romantique, c’est entre cela que je vis.


Mais c’est là que les choses se gâtent peut-être ; le vrai et bon partage à faire, c’est sans doute celui entre sa vie et son œuvre, vieille histoire sur laquelle les deux hommes de ma vie me font réfléchir ; si séparées chez Chopin, elles font chez lui une œuvre parfaite et une vie quasi absente, qui devient peu à peu toute musique ; mêlées et s’inspirant l’une l’autre chez Liszt, on ne les discerne plus, au risque que les deux ne pâtissent de cette façon qu’elles ont parfois de se marcher sur les pieds…

Et toute proportion et raison gardées, il m’arrive moi aussi de ne plus bien faire la distinction entre les deux, la vie et l’œuvre, voire de les confondre. Et finalement, le plaisir que l’on me fait en honorant si amicalement le « Meneur de fêtes » que je suis (oui, c’est moi qui me suis ainsi auto-baptisé), dit aussi cela, me le dit ; car la vie qu’on mène ainsi, vers les fêtes, n’interdit-elle pas aussi parfois, à sa propre vie, d’être en fête ? - « Ta vie est ton œuvre », écrivais-je en exergue de mon recueil « De l’aube à midi » en 1990. Oui, mais l’œuvre de ta vie, et non pas l’œuvre de ton œuvre… sinon, arrivé minuit pourrait-on soudain déchoir et se retrouver sans vie, comme avalé par son œuvre…


Tout cela est bien grave d’un coup, grave comme la Sonate « funèbre » déposée à Nohant au courant de l’été 1839. Mais « La vie est grave, il faut gravir », disait superbement Reverdy, dans un bel accès nietzschéen. Ah, je l’avais laissé de côté, celui-là, cet enchanteur de ma jeunesse, double aussi, puisque philosophe-musicien ; Nietzsche, qui m’a inspiré le nom de ma maison d’édition à Bourges (par sa devise amor fati, reprise des stoïciens) devenu plus tard le titre de ma collection au cherche midi. Cherche midi… pas simplement deux mots, mais là aussi une perspective nietzschéenne cachée dans ces mots  – cette quête du parfait « grand midi », là où l’ombre est la plus courte, et la vie, soi disant, la plus claire. Pour autant, c’est l’ombre entière qui recouvrira Nietzsche, l’ombre de la folie. Frédéric Nietzsche, amoureux de Chopin ! (« Je donnerais pour Chopin tout le reste de la musique, disait-il ») J’ai deux Frédéric dans ma vie. En plus.


Reprenons donc. En plus léger. Je suis né un 21 juillet ; Cancer ascendant Lion, le rêveur fait la cour au conquérant, en quête d’une impossible alliance. Heureusement, le Lion n’écoute pas le Cancer, lui il avance sans chercher refuge, mais plutôt la bagarre s’il le faut – l’audace sinon, toujours. Mais domine encore la dualité ; comme chez Schumann, que l’on oublie cette année, et qui lui aussi a 200 ans ; Schumann, le grand divisé de notre musique, vraiment bipolaire et beaucoup plus schizophrénique encore que notre ami polonais. En tout cas, lui n’eut pas le choix entre le Cher et l’Indre, c’est dans le Rhin noir qu’il se jeta. Aussi violemment que dans la musique. Schumann, aussi fou que Nietzsche.

Faisons plus simple, donc… entre livres et actions, pensée et événements comme on dit aujourd’hui, c’est bien là que je me place, parfois à la lisière des deux – mais un bel événement n’est-il pas issu aussi d’un grand rêve ? Qui se souvient des homériques et regrettées Romantiques d’Ars, créées en 2001 et répétées deux fois, vaste fête où se mêlaient joyeusement ivresse littéraire et romantique comme en un grand cocktail – de vie ? De ce mélange si improbable d’écrivains, de musiciens, de comédiens, de vedettes, de cul d’ours, de pyrotechnicien, de prix littéraire (il a existé un Prix d’Ars réunissant s’il vous plaît Jean Piat, Macha Méril, et bien d’autres), de chevaliers en armures, de serveurs aux couleurs des Deux Magots – encore -, d’artisans, de marché et de randonneurs, de fermier ne voulant pas rentrer son taureau du champ d’à coté, de député ne voulant pas contrarier le fermier ne voulant pas rentrer son taureau du champ d’à côté (j’ai les noms)... Trois folles éditions que l’on a qualifiées de parisianistes – et oui, c’est ainsi dès que l’on s’agite, chez nous. Et après tout, pourquoi pas ? Inversement, la visibilité du Berry, à Paris, via les Deux Magots, leur prix et leur cocktail de lancement du festival de Nohant, serait plutôt une bonne chose, non ? Encore un couple, parisien en Berry et berrichon à Paris… – En attendant, la Belle d’Ars s’est quelque peu rendormie après mon passage… c’est ainsi…


Alors, mon but ne serait-il pas simplement de réunir la vie avec elle-même, en des épousailles toujours renouvelées ? Dans festival, j’entends vie en fête, justement… Et si je tente de placer dans mes livres et événements divers des qualités de vie que je puise dans ma façon d’être, qui n’aime ni les cloisons ni les frontières - comme Liszt -, comment me reprocherais-je alors d’œuvrer vers cette union certes fantasmatique de la vie et de l’œuvre ? Oscar Wilde nous a appris que c’est la nature qui imitait l’art, pourquoi la vie ne se calquerait-elle pas sur l’art ? Mais de là à faire de sa vie un vaste festival, à la fois acteur et metteur en scène… il y a peut-être un pas à ne pas franchir - et l’on revient exactement au problème de tout à l’heure… Sinon, que devient alors sa solitude, dont on fait si souvent son ennemi, alors qu’elle est la vraie complice sans doute et la disciple inspirante de notre vie et de sa créativité. C’est bien à partir d’elle, selon moi, que l’on écrit. Quand on la fuit, on retrouve vite son masque grimaçant, au coin du bois, non loin peut-être de celui de la Mare au Diable… ce Diable à moitié en nous, nous dit Liszt, encore…


Je suis né à Bourges et j’aime cette ville - indépendamment du fait que Liszt y ait séjourné ! -, j’en aime ce médiéval sublime apprécié à juste titre par les romantiques, Victor Hugo comme George Sand ; j’aime aussi Jacques Cœur, aventurier à la devise si lisztienne, décidément : « A cœur vaillant rien d’impossible »… Et puisque j’évoque Bourges, et deux gloires littéraires, notons (encore un duo !) que je dois ma double carrière, musicale et littéraire, à George Sand, on le sait, et j’y reviendrai, comme à… Alain-Fournier, ce romantique né dans le Cher, égaré au début du XXème siècle. C’est lui qui a décidé, par des rencontres étranges qui lui ressemblent, de mes débuts dans l’édition ; à Bourges d’abord, où je fus éditeur autodidacte, à la fin des années 80, publiant une suite fictive du Grand Meaulnes suivie de quelques essais ruineux, puis à Paris, où j’éditai les esquisses inédites de son second roman Colombe Blanchet, grâce à Alain Rivière qui me les confia un beau matin, sur un quai de gare, avec selon lui pour seule raison, ma ressemblance physique avec son oncle... Fournier dans le Cher, Sand dans l’Indre, et toujours ces deux ailes… et cette sensation étrange d’être appelé, plutôt que de chercher ces rencontres... Bourges et Vladimir Jankélévitch encore, musicien-philosophe lui aussi, qui y est né, un peu par hasard, mais comme disait Nietzsche à nouveau, « Nul vainqueur ne croit au hasard ». Nietzsche et Jankélévitch, encore un couple signifiant, pour le moins, qu’y puis-je…

Autre repère, l’apprentissage du piano, poussé suffisamment loin pour envisager pendant quelque temps une carrière, oui, mais là encore placée sous le signe du double, puisque c’est de piano à 4 mains dont il fut question, avec un ami cher, du Cher, et de partage du clavier donc ; piano à 4 mains et son répertoire méconnu, si beau, et si riche : Mozart, Schubert, Schumann, Mendelssohn, Bizet, Fauré, Ravel, Debussy, et tant d’autres.


On ne m’enlèvera jamais de l’esprit que l’amour, toute sorte d’amour, commence à deux, certes, mais que ce « deux » doit grandir, à la taille d’un monde, pour en toucher d’autres ; c’est aussi cela, créer. J’écrivais en 1990 dans « De l’aube à midi », encore - cet ouvrage composé de deux parties, comme deux pôles :

« Je te montre un monde, je le fais mien ; je te montre deux mondes, les deux t’appartiennent. »

En ce sens, Franz Liszt, pour revenir à lui, fait pour moi figure d’exemple. Et entre le monde de Chopin et celui de Liszt, on me pardonnera ici de donner la préséance à Liszt, Liszt et la vie, lui si dedans et la servant toujours et jusqu’au bout, à travers les autres. Oui, l’œuvre de Liszt, c’est toute sa vie et toute la vie, c’est en cela qu’il est pour moi un exemple, bien au delà de toutes les tartes à la crème du romantisme romanesque. Il faut le défendre, car il est la plus grande injustice de la musique. Chopin n’aimait personne, mais tout le monde l’aima ; Liszt aima tout le monde, mais personne ne l’aima. Si c’est une loi du monde, convenez qu’elle n’est pas très divine… pour celui qui affirmait : « L’art est un paradis sur terre auquel on ne fait jamais appel en vain lorsqu’on est confronté aux oppressions de ce monde. »




Franz Liszt et George Sand, maintenant, couple dont je n’ai pas encore parlé dans ce parcours bien capricieux – capricieux comme une paraphrase de Liszt, ou certaines de ses « Réminiscences » comme il les intitule parfois si joliment ; Liszt et Sand, et cette ouverture infinie, cette bohème, cette générosité d’âme qui sont les leurs. Ce sont finalement eux deux qui m’ont inspiré dans certains projets audacieux, comme les Romantiques d’Ars dont j’ai parlé, et les Lisztomanias bien sûr, si emblématiques de leur esprit. Concernant ces dernières, on le sait, j’ai relevé le gant de Liszt qui exprimait dans une lettre à Sand son vœu de renouer avec leur projet commun de festival à Châteauroux, avec la complicité de Maurice Rollinat. Affaire très berrichonne, donc. Une lettre émouvante, datée de mai 1844, dans laquelle Liszt dit à Sand de transmettre à Chopin, qui vient de perdre son père, « la vive part » qu’il prend à son chagrin. Ainsi le trio mythique reste réuni, même à travers ce festival si peu chopinien, en fait – mais très en vie. Dans festival, j’entends aussi fête en vie – faites envie…


Comme Alain-Fournier d’un côté du Berry, George Sand a été ma grande inspiratrice de l’autre côté, donc terminons par elle… George Sand et Nohant, couple fondateur de mon itinéraire romantique et berrichon. Nohant où je me rendais adolescent, comme en pèlerinage, écouter les pianistes que des années plus tard j’engagerais et avec lesquels souvent je sympathiserais – jamais à l’époque je n’aurais pu rêver à une telle chose, à une telle ascension vers ce sommet romantique… Il aura fallu le très regretté Jean-François Cazala pour me faire accéder à ce beau rêve… Depuis, convenons que les festivités – comme le lieu lui-même, grâce au bien nommé Georges Buisson – ont pris une véritable ampleur, en particulier par la présence de grands noms des lettres, du théâtre et du cinéma. George Sand aurait sans nul doute apprécié cette effervescence artistique qui caractérisait Nohant de son temps aussi. Un dernier pas devait être accompli vers la création contemporaine – ce que réalise déjà George Buisson avec ses résidences d’écrivains -, ce sera chose faite cette année grâce à la présence de compositeurs le week-end du 31 juillet, afin de rendre un hommage d’aujourd’hui à Chopin.


Voilà. Ma vie se déroule incontestablement sous le signe de la rencontre, avec cette façon particulière que j’ai sans doute de faire circuler la créativité autour de moi. Nous aimons un autre pour aimer tous les autres, je l’ai dit, et cela suffit bien à Dieu, je pense, sans besoin pour cela de lieu, d’idéologie, qui divisent au lieu de relier. Certaines Académies sympathiques y suffisent !


Car en fait, rappelons-le, la division est aussi l’autre nom du partage.


« La musique et l’amour sont les deux ailes de l’âme », disait Berlioz. C’est bien lui, le couple magique qui me fait avancer, « Away ! Away ! » comme dit Liszt, encore lui. Alors, avançons ensemble.


                                                                                  J.-Y. Clément

 
Dernière modification : 30/05/2010
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