Le Saint-Simonnisme

               
            L’Aventure saint-simonienne et sa modernité


                                            Par le Docteur Bernard Jouve.


           -     Principes du Saint-simonisme


Le passage de la physiocratie (système basé sur l’agriculture) à l’industrie va déterminer pour Saint-Simon deux nouvelles classes : ceux qui produisent ou « abeilles » (industriels, savants, travailleurs mais aussi artistes) et ceux qui ne produisent pas ou « frelons » (nobles, clergé, inactifs).D’autre part la migration de la population des campagnes vers les villes industrielles amène une nouvelle catégorie sociale : le prolétariat.

Pour Saint-Simon l’industrie et les « abeilles »  vont être capables de secourir le plus pauvre. Cette doctrine va même devenir une nouvelle religion antinomique, la « religion industrielle».

Les grands principes de l’utopie saint-simonienne se résument ainsi : toutes les institutions sociales, industrielles, économiques n’auront qu’un seul but : l’amélioration du sort des plus pauvres du point de vue moral, intellectuel et physique ; à  chacun selon ses œuvres ; libération et égalité de la femme ; abolition de l’héritage qui est source d’inégalité ; tous les hommes sont frères ; organisation pacifique des travailleurs ; parlement européen dont ils sont les véritables  précurseurs ; système de crédit pour l’industrie et enfin politique des réseaux, grande idée du saint-simonisme.



Claude Henri de Rouvroy, Comte de Saint-Simon, petit-neveu du Duc de Saint-Simon, jeune capitaine de 19 ans, va retenir de sa participation à la guerre d’Indépendance américaine le projet d’un canal unissant le Pacifique à l’Atlantique et l’observation de la politique américaine où il y a peu d’oisifs. A son retour il fréquente ce qui sera l’Ecole Polytechnique,  projète un canal entre Madrid  et l’Atlantique et crée un réseau de diligence en Andalousie. Bien que se faisant appeler Claude Bonhomme sous la révolution il sera emprisonné  au Luxembourg,  puis finalement libéré. Il mène grand train sous le Directoire après avoir fait fortune dans le commerce des biens nationaux et fonde à Paris un réseau de voitures publiques et de roulage. Il reçoit dans ses salons les intellectuels parisiens (Monge, Clouet, Dupuytren) et se marie avec Alexandrine Sophie de Champgrand qui restera pendant deux ans « une charmante hôtesse de Salon », Saint-Simon la quittant pour se rendre à Genève auprès de Madame de Staël : là, il écrit  Les lettres d’un habitant de Genève à ses concitoyens  destinées à Bonaparte, où il définit un avenir politique où le monde sera dirigé par un collège de vingt et une personnes élues, composé de trois mathématiciens, trois physiciens, trois chimistes, trois physiologistes, trois écrivains, trois peintres, trois musiciens. Cette oligarchie ne comprendra ni oisifs, ni militaires. Ruiné, il est secouru par son ancien valet Diard chez qui il écrit « Introduction aux travaux scientifiques du XIXème siècle ». La rencontre avec le jeune historien Augustin Thierry sera féconde puisqu’ils mettent au point en 1815  De la réorganisation européenne ou la nécessité de rassembler les pays de l’Europe en un seul corps,  ce qui est l’ébauche de l’Europe actuelle. Son second « fils spirituel » le polytechnicien Auguste Comte sera le père du positivisme. Après un suicide manqué Saint-Simon aura le temps d’écrire son testament politique et économique dans Le  nouveau catéchisme.  A son enterrement, des polytechniciens, scientifiques, banquiers vont se réunir et décider de continuer  l’œuvre de Saint-Simon. En 1825, ils créent le journal « le Producteur », en 1829 « l’Organisateur », et en 1831 « le Globe » dont le directeur est Pierre Leroux. Les saint-simoniennes ont leurs propres journaux : « La femme libre », « La tribune des femmes ».  De nombreuses réunions publiques permettent de peaufiner  les principes dans  L’exposition de la doctrine.  Deux Pères Universels sont nommés : Enfantin et Bazard. Un schisme interviendra sur la question du mariage et Enfantin sera déclaré seul « Père Universel », « tabernacle de la foi. »


           -        La  nouvelle religion du Saint-simonisme


Nous entrons là dans la partie religieuse du saint-simonisme. Enfantin, polytechnicien au charisme extraordinaire, un des plus grands séducteurs du XIXème siècle va devenir le messie de la religion industrielle, se plaçant au rang de Pape avec infaillibilité. Il croit en Dieu mais récuse Jésus qui n’a pas réussi à rendre heureux les plus déshérités, ce que, lui, fera grâce à l’industrie. Une hiérarchie est constituée (collège, 2ème degré, 3ème degré). Paris est divisé en douze secteurs. Des missions sillonnent la France. Six « églises » sont crées : Paris, Toulouse, Montpellier, Lyon, Dijon, Limoges. Les pays limitrophes sont visités. Deux cent cinquante mille fidèles, quarante mille  disciples (industriels, banquiers,  médecins, ingénieurs, artistes, patrons, ouvriers, prolétaires) formeront les troupes pacifiques  saint-simoniennes totalement soumises au Père. Après le schisme Enfantin se retire avec quarante disciples à Ménilmontant pour effectuer la « sainte retraite », après avoir décidé de l’abolition de la domesticité  et mènent une vie monacale, vêtus d’un costume tricolore original dont  le gilet se fait boutonner dans le dos en signe de fraternité. Le compte-rendu de cette retraite sera consigné dans le livre nouveau, véritable bible du saint-simonisme d’Enfantin. Les dix mille visiteurs quotidiens inquiètent  le gouvernement de Louis-Philippe qui décide la fermeture au public. Un procès suivra pour outrage à la morale et réunion de plus de vingt personnes. Ce procès très folklorique quant à l’attitude et à la tenue des saint-simoniens sera pour eux une occasion de prosélytisme… Enfantin,  Chevalier et Duveyrier seront condamnés à un an de prison. Pendant l’emprisonnement du Père, les saint-simoniens parcourent la France, le bassin méditerranéen, la Turquie, La Syrie, le Liban, la Palestine, l’Algérie, La Grèce.


           -    Le Canal de Suez


Enfantin, à sa sortie de prison, a deux objectifs : d’une part, puisque la France n’a pas voulu du saint-simonisme,  créer une grande nation saint-simonienne en Egypte où le vice- roi Méhemet Ali est surnommé le « Pacha Industriel » ce qui est de bon augure et creuser le canal de Suez qui sera la voie indispensable pour le réseau Londres Paris Marseille, Suez, les Indes et même Panama, grande idée saint-simonienne. Il part pour l’Egypte avec ses fidèles pour  reconnaître le tracé du futur canal. Il retrouve les vestiges du canal creusé par Amrou en  683 après J.C. , vestiges déjà redécouverts par Bonaparte et qu’ils suivent jusqu’à mi-trajet en faisant des relevés . Ni la doctrine  saint-simonienne,  ni le canal de Suez n’intéressent Mehemet Ali, qui décide la construction d’un barrage sur le Nil pour régulariser les inondations. Une main d’œuvre, inespérée pour lui, arrive avec les saint-simoniens polytechniciens et ingénieurs des mines qui vont appliquer leurs idées techniques mais aussi sociales vis à vis des ouvriers égyptiens. Le chantier est déjà avancé lorsqu’une épidémie de peste survient décimant les fellahs et nombre de saint-simoniens. Les survivants font preuve d’un immense dévouement aidés par les saint-simoniennes présentes en particulier Clorinde Roger qui se penche sur le statut de la femme arabe et Suzanne Voilquin qui tente de créer une médecine spécialisée pour les femmes.

Méhemet Ali renonce alors au barrage. Certains saint-simoniens dont Enfantin n’ayant plus d’utilité en Egypte regagnent la France. Parmi ceux qui restent Charles Lambert fonde l’Ecole Polytechnique  égyptienne, Nicolas Perron l’Ecole de Médecine du Caire, Enfantin ayant posé avant son départ la première pierre de l’Ecole de Génie Civil.



-        Les communications


La « folie religieuse » est terminée. Enfantin et les saint-simoniens vont devenir des réalisateurs et démontrer toute la modernité du saint-simonisme. En plus des projets novateurs : égalité homme femme, parlement européen, ébauche de sécurité sociale, ils vont se consacrer à la grande idée de Saint-Simon qu’ils vont développer : la politique des réseaux.

Cette politique consiste à développer sur le monde entier un vaste réseau, tel une toile d’araignée,  pour faire communiquer les nations  et les hommes et dont le fluide sera constitué par les connaissances et l’argent. Ils ne disposent, à leur époque, que des canaux, des navires, du chemin de fer, mais ils seront les précurseurs de génie  des réseaux modernes : télégraphe, téléphone, satellite, canaux optiques, internet qui reprennent leurs idées de réseaux.


-        Les banques


L’application de la doctrine va d’abord se concrétiser dans le réseau de l’argent par la création du crédit. En 1852 les frères Péreire, juifs portugais, d’Eichtal, fils de banquier Munichois, Olinde Rodrigue, le mathématicien (père du système des coordonnées),  tous saint-simoniens convaincus vont fonder le  Crédit immobilier qui sera spécialisé dans les prêts à long terme pour les industriels, Enfantin fera les statuts du  Crédit foncier  pour les prêts aux commerces, aux personnes morales et aux particuliers pour la  construction d’immeubles. La vraie banque  d’inspiration saint-simonienne sera le Crédit mutuel (Péreire, d’Eichtal) qui sera une véritable société commanditaire de l’industrie.

Arlès Dufour , saint-simonien de Lyon fonde le C.I.C. (Crédit industriel et commercial). En 1863, le Crédit lyonnais commanditaire de l’industrie de la soie et des industries chimiques de Lyon sera l’œuvre d’Arlès Dufour, de Michel Chevalier, d’Enfantin  et de Paulin Talabot.

Enfin la Société générale est l’œuvre de Paulin Talabot. Presque toutes les banques du IIème Empire sont des créations saint-simoniennes avec pour idée principale : diminution du crédit, aide à la construction et à l’industrie.


-        Les chemins de fer


Avec les Banques, les chemins de fer seront la grande préoccupation des saint-simoniens. Dès 1835, trois ingénieurs saint-simoniens associés aux banquiers également saint-simoniens vont lancer la première voie du « fier coursier de fer » : la ligne Paris – Saint-Germain. En  1845, Enfantin réunit  trois petites compagnies en formation pour lancer le Paris - Lyon dont le siège social se trouve à son domicile 34 rue des Victoires puis il sera missionné pour mettre en place  le Paris – Lyon- Méditerranée, le fameux P.L.M. dont le saint-simonien Talabot sera le président de 1862 à 1882. Paris est relié à Marseille  en seize heures au lieu de huit jours par la diligence. Talabot crée également des voies ferrées en Italie, en Espagne, en Algérie. Alexis Barrault est appelé à la direction des lignes du Piedmont, qui seront étendues à l’Italie. « Les chemins de fer de l’ouest » des frères Péreire et d’Eichtal amèneront l’implantation des stations balnéaires de Normandie, de même que « la Compagnie du midi » dirigée par les mêmes acteurs feront voir le jour aux stations de Biarritz et d’Arcachon.


-        Les lignes maritimes


Toujours dans l’optique des réseaux la CGM Transat (compagnie générale maritime) des Frères Péreire relie le Havre à l’Amérique du nord et l’Amérique du sud avec un service postal France -  New-york – Martinique ; ce service sera suivi du service postal méditerranéen. En 1862, les frères Péreire lancent les chantier navals de Penhoët  qui donneront de fastueux paquebots baptisés de noms flattant la famille royale (Impératrice

Eugénie, Napoléon III) ou l’orgueil national (Ile de France, Normandie).


            -L’ industrie métallurgique et les grands travaux


La sidérurgie et les industries mécaniques ne sont pas oubliées puisque les frères Talabot sont les propriétaires des usines Denain-Anzin qui deviendront le groupe Usinor. Ernest Gouin autre saint-simonien lance la société de construction navale des Batignoles  (locomotives, ponts métalliques, génie civil) maintenant le groupe Schneider. La transformation de grandes villes est aussi une œuvre saint-simonienne. Les frères Péreire, après avoir construit sur la plaine Monceau et sur la place de l’Opéra ouvrent le grand hôtel de la Paix spécialement pour l’exposition de 1855 avec huit cents chambres. Lyon est transformé par Arlès Dufour et Marseille par Talabot et Péreire. L’approvisionnement des immeubles en gaz et en eau est dirigé par des compagnies appartenant  à des saint-simoniens : en 1853, Arlès Dufour et Enfantin créent la CGE (Compagnie générale des eaux) et en 1856  les frères Péreire , la Compagnie parisienne d’éclairage et de chauffage au gaz (avec les célèbres plaques de fonte : « gaz à tous les étages » que l’on voit encore dans Paris.)  Halevy et Rodrigue reprennent les pianos Pleyel où ils développent les principes sociaux saint-simoniens : Caisse  de secours mutuel, Caisse de retraite, Caisse de prêt, Caisse de dépôt, réfectoires et vestiaires décents pour les employés. De même Arlès Dufour crée le Magasin Général des soies de Lyon. Le magasin de Hanovre et les poêles Godin sont fondés sur les mêmes principes. Les innovations sociales saint-simoniennes encore d’actualité sont les Caisses de retraite dont le premier projet remonte à 1843 avec comme acteurs Olinde Rodrigue, d’Eichtal, Duveyrier, les Caisses de secours mutuel, présidées par Michel Chevalier, Rodrigue, Arlès Dufour. Arlès Dufour est le père de la société d’enseignement professionnel de la ville de Lyon.


-        Le pacifisme



Les saint-simoniens sont avant tout pacifistes. Charles Lemonier fonde et dirige pendant plus de vingt ans « la Ligue de la paix et de la liberté », ancêtre direct de la Société des nations. L’exposition universelle de 1855 dont le thème est la liaison de l’art et de l’industrie  est à la gloire du saint-simonisme. Ses trois commissaires principaux sont des saint-simoniens et la symphonie d’ouverture qui regroupe huit cents musiciens et choristes avec à leur tête le sympathisant saint-simonien Hector Berlioz signe l’apothéose de la doctrine.

La presse est représentée puisque Charton, avocat saint-simonien est le créateur du « Magasin pittoresque », de « l’Ami de la maison », du « Tour du monde »,  de « la Bibliothèque des merveilles » mais surtout de « l’Illustration »


Deux grands saint-simoniens sont toujours dans la modernité : Thomas Urbain conseiller personnel  de Napoléon III pour les affaires africaines écrit en 1860  l’Algérie aux algériens en conseillant la création d’un royaume arabe aidé par la France. Napoléon III  donne son accord après sénatus consulte mais c’est la IIIème république qui installera la départementalisation avec les conséquences que l’on connaît.

Michel Chevalier est un surdoué. Major de Polytechnique, reçu premier hors concours à l’école des Mines, il sera le conseiller privé de Napoléon III pour l’économie en plus de son rôle de conseiller d’Etat et de sa chaire d’Economie politique au Collège de France. Visionnaire, il concevra les plans du canal de Panama, mais surtout sera  l’artisan du traité de Libre Echange de 1861 entre l’Angleterre et la France. Ce traité suivi par l’adhésion de nombreux pays européens sera l’embryon de l’Europe actuelle. Michel Chevalier fonde en 1857 « La Société du chemin de fer sous-marin France Angleterre », ancêtre du canal sous la manche. Enfin, c’est un poète qui invente un langage original dans un poème pré-surréaliste « La Genèse  et l’Apocalypse »  dont s’est inspiré Rimbaud dans ses « illuminations ».

Le canal du Suez est une idée saint-simonienne. Après de nombreux relevés (poursuivis après le départ d’Enfantin d’Egypte), ce dernier crée la « Société d’étude du canal de Suez » regroupant l’Angleterre, l’Autriche, la Bavière et la Prusse. Enfantin est le président de cette société dont le siège se trouve à son domicile. De nouvelles études sur place sont entreprises. Deux forces vont s’affronter. Ferdinand de Lesseps fonde la Compagnie Internationale du canal, Enfantin la Compagnie Universelle du canal de Suez  avec trois groupes : France, Italie, Belgique ; Allemagne, Hollande, Autriche ; Egypte et Turquie. Cette Compagnie recueille de nombreux capitaux des banques européennes. Mais Napoléon III qui reçoit Enfantin cinq fois et qui a une grande admiration des idées saint-simoniennes se méfie de ce dernier au passé sulfureux. Ferdinand de Lesseps a pour lui de grands arguments : il est cousin de l’Impératrice Eugénie, l’ami et l’ancien précepteur du vice-roi  Saïd. Finalement,  c’est    de Lesseps qui remportera la victoire, les banques se rallient à lui et Arlès Dufour  lui remet les plans. La Compagnie maritime du canal est fondée. L’inauguration aura lieu le 7 novembre 1869 en présence de l’impératrice Eugénie, aucun saint-simonien ne sera invité.


                   -Le Saint-simonisme en Berry


L’expérience saint-simonienne berrichonne, menée par Alexis Petit consistait à réaliser une exploitation agricole industrielle saint-simonienne. Sa mère saint-simonienne convaincue et très riche avait acheté une propriété de mille soixante dix sept hectares à l’extrémité est de la Brenne, pays de marécages où sévissait le paludisme. Par des techniques modernes, engrais et drainages, il espérait rendre fertile ce sol ingrat avec les compagnons de sa communauté recrutés pour la plus grande partie parmi les paysans berrichons. Cette expérience fut un échec malgré les énormes moyens employés mais laissa l’impression d’une immense sollicitude pour ce pays déshérité.

On méconnaît le côté positif du saint-simonisme étranglé par sa dimension religieuse initiale et son utopie, celui des saint-simoniens, bâtisseurs d’avenir aux idées étonnement modernes dont la moralisation de l’argent par le capitalisme social ce qui est l’enjeu de pratiquement tous les gouvernements actuels.

 
Dernière modification : 14/08/2010
Retour haut de page
 
 
 
 
 
 
Changer/Oubli ?