Discours de M. Gérard Desjeux

              LA  CHASSE AU SIECLE DERNIER                                               

                            Académie du Berry : Chateaumeillant le 23 avril 2016

                                      

 

Il y a quelques années, dans une échauffourée politique à l’Assemblée Nationale, l’un des partisans de la chasse, un député très en forme, avait usé auprès d’une opposante d’un argument péremptoire. Il lui avait dit à peu près : « Parler de la chasse quand on a jamais chassé, c’est comme parler de l’amour quand on ne l’a jamais fait ». C’était un peu facile.

Après avoir été appelé longtemps le « Noble Art », depuis Gaston Phébus au 14ème siècle, la chasse n’est tolérée aujourd’hui que pour les braconniers dont c’est le gagne pain. C’est oublier qu’entre les deux guerres, la seule subsistance de beaucoup de propriétaires reposait sur la vente du gibier et/ou la location de leurs chasses. Leurs autres revenus, dont les terres louées à des fermiers, rapportaient peu à cause des travaux d’entretien des bâtiments. Quant aux  bois, ils se vendaient mal parce que de qualité moyenne en raison des lapins qui les dévastaient. Mon grand-père, médecin et propriétaire à Brinon S/Sauldre (Cher), gagnait plus en chassant régulièrement qu’en exerçant la médecine quotidiennement.

On a complètement oublié également qu’au début des soi-disant « trente glorieuses », dans les années 1950, notre économie a été frappée de plein fouet par la myxomatose, une épouvantable épidémie animale. J’y reviendrai. Les propriétaires ont du vendre leurs biens. Les gardes, les rabatteurs, les braconniers, les cultivateurs ont gagné les villes et les usines pour grossir les rangs des citadins. A la génération suivante, pour ceux qui avaient perdu leurs racines, la chasse n’a pas tardé à être considérée comme une occupation criminelle.

A Brinon S/Sauldre, petit village de la Sologne du Cher déjà cité, Maurice Genevoix, avait entrepris d’écrire entre les deux guerres, un roman dont le titre était « Raboliot ». Il lui avait valu le prix Goncourt en 1925 et la réputation d’être expert en braconnage. On pouvait imaginer que l’auteur devenu célèbre par ses récits de guerre réunis plus tard en un volume, « Ceux de 14 », était lui-même un chasseur impénitent. Il n’en était rien. Pour écrire avec autant d’émotion et de précision sur la guerre de 1914, il avait fait appel à ses propres souvenirs de combats. Pour son roman « Raboliot », il avait imaginé un braconnier arrêté par les gendarmes. Pour être sûr de décrire convenablement le braconnage de nuit, il avait demandé à rencontrer un certain Carré qui lui avait été indiqué comme susceptible de lui faire une démonstration de première main. Ce dernier habitait près de la place de la Jacque à Brinon. L’homme de lettres lui avait fait dire qu’il l’attendrait à l’auberge locale, « La Solognote ».  Méfiant, le brave homme ne s’y était jamais présenté. Il craignait une « emmanche » comme on dit en Solognot. Ce sont deux gardes privés qui ont accepté d’emmener le narrateur à la chasse à la lanterne. Carré, braconnier comme beaucoup de Brinonnais, avait fini par devenir Raboliot pour certains. Il avait probablement revendiqué ce surnom bien après la sortie du livre, tout en oubliant de préciser qu’il n’avait jamais vu le romancier. A la longue, cette usurpation d’identité avait été découverte mais jamais commentée par l’académicien. Il s’en amusait plutôt et a fini par la dénoncer dans son dernier livre : « 30.000 jours ».

 

J’ai eu l’occasion de rencontrer Maurice Genevoix lors d’une kermesse à Brinon en 1957. Il y était l’invité d’honneur. J’ai pu converser avec lui malgré mon jeune âge en lui servant localement de chauffeur avec la voiture de mon père. Après la  récompense du fameux prix,  l’ouvrage avait acquis une certaine notoriété en Sologne. Dans tous les villages où l’auteur avait été depuis, il avait chaque fois rencontré un cousin, un neveu, voir un fils ou petit-fils du braconnier quand ce n’était pas Raboliot lui-même. Tel ou tel personnage du roman ne pouvait être que le portrait d’un habitant de la commune invitante. Il en était ravi car, disait-il, cela lui prouvait qu’il avait su décrire avec beaucoup de vraisemblance, tous ceux qui se prétendaient les modèles des personnages génériques figurant dans l’ouvrage. A Brinon, le jour de sa venue à la kermesse, on en a profité pour prendre le célèbre romancier en photo et le soi-disant Raboliot jamais rencontré. C’était plus de trente ans après le Goncourt.

La leçon des gardes-chasse  avait dû être bonne puisque le roman avait été reconnu comme une authentique peinture du braconnage en Sologne. Brinon S/Sauldre devenait donc « le pays de Raboliot ». Comme de juste, puisque c’était le lieu du récit, chacun reconnaissait l’un ou l’autre des personnages décrits. Le comte de Remilleret était le Comte Wallet propriétaire du château de la Minée, le père Touraille, l’empailleur, était le portrait du père Beaufils, route de Chaon  Quant au marchand de gibier, il ne pouvait s’agir que du père Cutard qui, d’ailleurs, s’en défendait. Carré était devenu Raboliot. C’était longtemps après qu’il ait « posé un lapin »  lors de l’invitation manquée à l’auberge. Il devenait le symbole même du « fameux braco à la ronde » comme l’appellera un Maurice Genevoix gentiment railleur dans son livre cité plus haut. Raboliot allait à la braconne et justifiait de ses escroqueries en espérant faire croire qu’il n’avait pas d’autres moyens de subsistance. D’emblée, on comprend facilement pourquoi aucun propriétaire ne souhaitait employer ce malhonnête. Pourtant, dans l’inconscient collectif, ses larcins rétablissaient l’équilibre entre riches et pauvres. Et puis, quel bel exemple de courage que de se promener de nuit en bravant la loi. C’était oublier qu’à la guerre de 1914 les sorties nocturnes étaient fréquentes et maintenant sans réel danger. Avec cette belle histoire, tous les ingrédients étaient réunis pour faire du braconnier un pauvre au cœur de chevalier, qui détroussait les riches pour donner l’argent aux pauvres. A force d’insister, des protagonistes enthousiastes devaient peu à peu faire du braconnier le vrai chasseur. A cette époque, la lutte des classes était restée très vive et l’un de ses enjeux, la chasse, commençait à  « avoir du plomb dans l’aile ». C’est ce jugement inique et partial qui, avec la migration des provinciaux vers les villes, a fini par la faire condamner dans l’imagination de beaucoup. Les chasseurs lui doivent, sans doute, ce déficit de sympathie. 

Un peu plus de dix ans après la sortie de Raboliot, à la fin du Front Populaire, Brinon S/Sauldre était de nouveau à l’honneur. Un cinéaste de grand talent, Jean Renoir, décidait de broder sur le thème d’une partie de chasse. Il y racontait une histoire d’amour et terminait son film un peu plus tragiquement qu’un vaudeville. Il tournait en 1938  « La Règle du Jeu » projetée dans les salles en 1939. Plus tard, le film a été classé comme un des cinq meilleurs longs métrages du siècle. A l’époque, le tournage en extérieur d’une vraie scène de chasse n’a gêné personne. Le film aujourd’hui date un peu.

En très résumé, le scénario est le suivant : le Marquis de La Chesnaye, propriétaire en Sologne, a invité des amis à une grande chasse chez lui. Dans le film, le château de La Ferté Saint Aubin sert de cadre pour l’avant et l’après-chasse, l’arrivée, les scènes intérieures,  le départ, etc. La propriété de Grandvau à Brinon S/Sauldre est l’endroit où se déroule la battue au lieu-dit « les genévriers ». Les rabatteurs sont menés par le vrai garde, Ernest Pointard. On ne le voit pas mais on entend son nom et sa voix dans le film. Dans un autre plan, Marceau, un braconnier joué par un acteur, est habillé comme les marcheurs. Le garde-chasse filmé cette fois-ci, lui aussi un comédien, a pour consigne d’appréhender les hors la loi dans son genre. Il l’arrête en flagrant délit. Le comte donne tort au légaliste et engage le voleur comme domestique. Sans se préoccuper de ce que les spectateurs pensent de la chasse, le cinéaste montre une battue de faisans bien volants avec quelques lapins qui courent. La critique vante le réalisme du tournage et la montée en puissance d’une jalousie qui conduit au meurtre de celui qui, par erreur, est pris par le garde pour l’amant de sa femme. La scène de chasse prépare le spectateur à ce regrettable « accident ». Le braconnier est devenu le bon sauvage. Quant au  garde-chasse chargé de faire respecter l’ordre, il crée le désordre.

Prise sur le vif, la scène de chasse, pourtant centrale, ne dure qu’une minute. Elle est composée de 24 plans. Il est amusant d’apprendre que Renoir avait voulu faire un film gai, inséré dans une époque de transition, celle du Front Populaire de 1936, suivi d’un horizon assombri où déjà pointait la guerre de 39/40. Les années passant, des commentateurs pensaient découvrir une tuerie préfigurant la guerre. Je cite deux sources : La première, aux éditions Bréal, est un livre édité en 1998 dans la collection « Connaissance d’une œuvre ». L’auteur est  Diane Morel ancienne élève de l’Ecole Normale Supérieure et titulaire d’un DEA d’études cinématographiques. La deuxième source est le manuel du baccalauréat 1999 publié à partir des propres notes de Jean Renoir. Il est composé, annoté et présenté par Olivier Curchod, ancien élève de l’ENS, professeur agrégé, enseignant de lettres classiques dans un lycée et, pour le cinéma, à l’université Paris III-Sorbonne nouvelle.

Diane Morel et Olivier Curchod  commentent la battue filmée en reprenant toute une imagerie populaire qui a envahi l’inconscient des citadins, ceux qui n’ont plus d’attaches à la campagne et, tristement, passent leurs dimanches devant la télévision d’un appartement parisien. On peut les comprendre. Pourquoi trouveraient-ils le moindre intérêt à la chasse ?

Il me revient une histoire absolument véridique. Je voulais remercier un ami parisien qui, dans une affaire difficile, venait de m’aider avec beaucoup de gentillesse. Je lui proposais de déjeuner avec moi dans un restaurant de la Capitale un jour où ses affaires lui laisseraient un peu de temps. Je n’avais rien à lui refuser et découvrais une rôtisserie susceptible de répondre à ses désirs  Il voulait manger du faisan et l’on m’avait assuré que le meilleur endroit dans Paris était celui où quelques jours après nous nous retrouvions assis à une table tranquille, avec un service discret mais très attentionné. Le maître d’hôtel ne tardait pas à venir prendre la commande et nous proposait une poule faisane pour deux. J’en profitais pour lui demander, sans rire, si nous ne risquions pas de nous casser une dent sur un plomb. La réponse avait fusé: « Je peux vous assurer que l’on ne trouve jamais de plombs dans nos faisans.» C’était du gibier de volière auquel on tordait le cou. Il avait été très bien préparé mais manquait un peu du goût donné par une vie au grand air.

Pour en revenir au film de Renoir, j’ai noté que Diane Morel pensait que les lapins s’enfuyaient vers la ligne des tireurs pendant que des perdrix s’envolaient. Elle regrette le montage où les chasseurs côtoient leurs « victimes ».Sans avoir à s’y reprendre à deux fois, tout le monde peut voir que, dans ce film, les supposées perdrix sont des faisans avec une grande queue. Seulement, une pauvre perdrix tuée par un méchant chasseur fait quand même plus de peine qu’un vieux coq faisan pour lequel personne n’a la moindre affection. On peut se demander d’ailleurs pourquoi. Dans la même veine, je me souviens d’avoir entendu à la radio un commentateur qui se plaignait de ce que dans les Landes, les chasseurs tiraient les colombes ou les prenaient dans des filets. Il les confondait, volontairement peut-être, avec les palombes qui sont les pigeons ramiers que l’on trouve dans les églises ou dans les rues des villes. Cette espèce dégoutante répand des saletés partout.      

Olivier Curchod, lui, parle très vite de carnage. Il n’y a qu’un plan, celui avec Berthelin, un des tireurs placés, qui « soit réalisé sans tricherie », dit-il. Il ajoute : « Dans tous les autres cas, Renoir (a eu) recours, pour diverses raisons à des tireurs chevronnés qui abattaient leur proie, embusqués dans le hors-champs ». Le célèbre photographe Cartier-Bresson, très bon chasseur lui-même et acteur avec un petit rôle dans le film, avait réglé toute la mise en place de la battue, relayé pour ce faire par mon grand-père, le Docteur Edouard Desjeux qui était le propriétaire de Grandvau. Comme déjà raconté, ce dernier était aidé par son garde Ernest Pointard, ancien Sergent de la guerre de 1914 qui n’avait pas son pareil pour mener une ligne de rabatteurs. Hors sujet,  Lionel Pointard, son neveu est maintenant depuis 2014 maire de Brinon S/Sauldre.

Les acteurs n’avaient, pour la plupart, jamais tenu un fusil. Les tireurs officiels étaient tous des chasseurs extrêmement compétents. Ils arpentaient tous les jours leurs propriétés seuls ou ensemble. Les convoquer pour donner un peu de vraisemblance aux scènes de chasse n’était pas de la tricherie mais du simple bon sens. Il est facile de voir du premier coup d’œil si un tireur en battue a déjà tenu un fusil.

Envoyer deux coups sur un lapin comme le regrettent les auteurs des sources citées  n’est pas réservé aux mauvais fusils. C’est bien souvent une déformation des tireurs aux pigeons vivants lors des compétitions. Dans les concours, l’oiseau tiré doit absolument tomber avant la dernière barrière. Pour réduire la marge d’erreur, le concurrent double son premier coup car au premier pigeon manqué, il  rentre au vestiaire. On dit qu’il a « fait un zéro ».J’ai souvent chassé le lapin avec Alfred Elby, un ami de la famille et ancien champion du monde de tir au pigeon. Il avait conservé cette manie des deux coups. De mémoire, il ne s’en est jamais défait. Pourtant, on ne peut le soupçonner d’être un mauvais tireur.  

Quant à mon grand-père, considéré comme un grand fusil, il conservait un  souvenir moyen de la journée. Un peu nerveux, il avait « radouillé », c’est-à-dire manqué plus de pièces qu’il n’aurait dû. On voit aussi dans le film certains faisans tomber en « flaponnant » c’est-à-dire pas tout à fait raides. Tirer en battue en synchronisant son tir avec celui supposé d’un acteur n’est pas évident d’autant plus que l’on fait feu d’un endroit moins bien placé que derrière l’abri de battue où se tient le comédien.

Dans un de mes livres « Le Bréviaire du Chasseur de Gastinne-Renette » aux Editions Garnier,  Patrick Lallour, président de la célèbre armurerie, écrit dans sa préface que la chasse oscille « entre le rêve et la réalité ». C’était d’autant plus vrai au siècle dernier. Aujourd’hui, il reste surtout les souvenirs, celui des vieux camarades de chasse, des chiens tant aimés, des paysages familiers, des couchers de soleil, des retraites à cheval, au pas, avec la nuit qui commence à tomber. C’est le vrai monde de la chasse. On y vit dans un agrégat de sentiments et de passion. Polémiquer ne sert à rien. On ne convainc personne même pas soi-même. Chacun chasse avec et pour ceux qui comme lui se sentent en communion avec la nature, même lors d’une petite sortie, au chien couchant, devant soi, sans rien dans le carnier au retour.

En Sologne du Berry, au siècle dernier, même pour des sorties en petit comité, pour chasser, les tireurs portaient une cravate, des chaussures montantes en cuir et des guêtres reluisantes. Déjà, avant  1939, les gens aisés, avaient pris l’habitude de chasser par temps de pluie ou en terrain humide, équipés de bottes Deblon en crêpe doublé de cuir fin. Elles étaient faites sur mesure près de L’Aigle en Normandie. Vos mensurations y étaient consignées et conservées sur un registre pendant vingt ans. Pour l’ouverture au perdreau, au chien d’arrêt, devant soi, certains chasseurs très chics, chassaient en chaussures basses avec des petites guêtres en toile munies d’un sous pied.  Les jours de pluie, on se munissait d’un imperméable Burberry’s plus souple que le Macintosh que l’on emmenait plutôt pour chasser à courre quand on était un simple invité. Quand ont ne faisait pas partie de l’équipage, pour les sorties à cheval on mettait une veste noire. Elle était rouge si l’on était un grand cavalier. Les piqueux s’appelaient Daguet, la Forêt, Débuché et autres. On les appelait ainsi par tradition même si leur nom de famille était Dupont ou Durand.

Les gardes-chasse  arboraient des casquettes plates et rigides. Ils portaient de préférence une chemise blanche et la cravate restait de rigueur. Toujours bien astiquée, une plaque en cuivre passée dans la courroie de leur carnassière indiquait de manière bien visible : « Garde Particulier de Monsieur X » et en-dessous : « La Loi ». Pour les battues aux perdreaux, les rabatteurs recevaient des blouses blanches et agitaient des perches munies de chiffons blancs. Pour les chasses au faisan, quand le temps était plus incertain, on leur faisait porter des tenues solides assez imperméables en lin de couleur rouille et munies d’un camail. Elles venaient pour la plupart de chez « La Veuve Mettez », une boutique près de l’église de la Madeleine à Paris.                                                                                       

Hervé Bourges, dont la mère était l’ainée des Desjeux  a publié ses souvenirs sous le titre « De mémoire d’éléphant » chez Grasset. Il est resté célèbre pour ses présidence deTF1, France 2, France 3 ou du CSA. La liste n’est qu’un bref  raccourci des nombreuses responsabilités qu’il a exercées. Il écrit en page 12 : « Le mois de septembre avait pour cadre une magnifique propriété de chasse, « Les Poveaux » dits « Les Pots », à Clémont sur Sauldre, à quelques kilomètres de la patrie de Raboliot, le héros de Maurice Genevoix, située à Brinon S/Sauldre,… ». En page 13, il continue : « La chasse était pour mon grand-père plus qu’une distraction : C’était un mode de vie exigeant et généreux. Rien n’y était acquis d’avance, il fallait mériter ce que l’on obtiendrait. Mais cette rigueur était un plaisir partagé. Avec moi, qui ma vie durant n’ai jamais tiré un coup de fusil, avec ses compagnons de chasse, avec les membres de la famille. Les grands jours de chasse, toute la famille réunie déposait au retour devant la maison du garde Julien le gibier abattu et mon grand-père Augustin (Desjeux) faisait la répartition. Il en gardait pour les absents, et leur part leur serait expédiée où qu’ils soient. »Fin de citation. Telle était la vie des familles de chasseurs au siècle dernier: unie, organisée, altruiste, rassemblée sous l’œil vigilant d’un aîné.

Dans la Sologne du Berry, les terres étaient pauvres et les fermes, comme déjà dit, rapportaient peu aux propriétaires. Un fermier y trouvait de quoi s’y nourrir avec sa famille. Souvent, il arrivait même à mettre de l’argent de côté en vivant parcimonieusement mais sans aller jusqu’à la pauvreté. Les travaux, les grosses réparations, et notamment les toitures, étaient à la charge du propriétaire. Dans les années cinquante, on comptait de l’ordre de vingt-cinq ans de fermage pour se rembourser de la dépense de la réfection d’une couverture. Les cultures étaient essentielles pour maintenir les chasses en état. On les supplémentait par des cultures à gibier au milieu des bois pour subvenir surtout aux besoins des faisans. Des milliers de lapins tentaient d’envahir les avoines, les seigles et l’orge. On ne cultivait pas de blé.Le propriétaire payait les dégâts de gibier et fournissait les grillages. Comme de bien entendu, les indemnités faisaient l’objet de discussions patientes et serrées entre les deux parties.

Dans la saison, il fallait tuer autant de lapins que possible pour éviter d’avoir à dépenser pour acheter de nouveaux grillages. Le garde surveillait et bouchait les coulées, sorte de tunnels sous les clôtures. Elles permettaient à tous ces affamés de s’introduire de nuit dans les cultures. Il y avait peu de lièvres parce qu’ils se faisaient prendre dans les grillages quand ils étaient pourchassés par des nuisibles ou des chiens errants. De leur côté, les lapins leur laissaient peu de place pour rêvasser dans leur gîte. En définitive, la question posée entre les deux guerres continuait de hanter les esprits dans la période d’après guerre : Pour un propriétaire, valait-t- il mieux  favoriser la chasse, la culture ou les bois pour pouvoir vivre un peu mieux de ses propriétés ? Avec les milliers de lapins qui se reproduisaient chaque année, en les chassant, on était assuré d’un revenu convenable. Les marchands de gibier achetaient le lapin mort un franc, le lapin vivant cinq francs. Avec les fermés de lapins on récupérait en une grande matinée deux ou trois cents lapins vivants ou morts. Déployés en ligne, les Parisiens venus tout exprès, tiraillaient des dizaines de cartouches sur un gibier qui offrait peu de difficultés. Ils payaient leur partie de chasse et ajoutait ainsi un revenu supplémentaire toujours bienvenu. Du temps de mon grand-père, nous ne sortions pas les fusils lors des fermés. C’était notre gagne-pain, pas notre genre de chasse. Mais il fallait déjà beaucoup de métier pour réussir une belle matinée.

Pendant la guerre, les armes étant confisquées, nous posions des collets  en bordure des genêtières. Les braconniers en faisaient autant.  Il fallait aussi fureter avec un furet et des filets appelés bourses, avec des chiens habitués à marquer les trous. Suivant le temps, la température, le sens du vent ou simplement la poisse, nous restions collés pendant une heure ou deux. Le furet attrapait le lapin, le saignait à l’œil, et faisait ensuite une longue sieste (une mésienne en Solognot). Pour le pousser vers la sortie, on auscultait les terriers en collant l’oreille contre le sol. On entendait le lapin se débattre. A l’entrée de la gueule la plus proche, on allumait un feu à partir d’un mélange de bruyère, de feuilles mortes, de brindilles. On poussait la fumée vers les profondeurs en agitant un chapeau ou une casquette. Parfois, le furet ressortait sournoisement d’un côté où on ne l’attendait pas. Le plus souvent, il avait le sommeil dur. Mon grand-père demandait au garde de creuser à l’endroit présumé du repos du guerrier. Il ajoutait rituellement : «  On va le faire en deux temps, comme pour la prostate ». Je ne sais pas au juste de quoi il parlait. Il fallait surtout faire attention à ne pas couper le furet en deux avec la bêche quand on arriverait à sa hauteur. On le récupérait prestement en le prenant par le dos juste derrière les pattes avant pour éviter d’être mordu. Il était enfin déposé par l’arrière dans son sac. C’était une opération de routine mais il fallait en connaître les arcanes.

En 1952, un savant, le professeur Armand Delille, avait fini par se lasser des ravages des lapins dans son parc pourtant enclos de murs. Ces galopins dévastaient ses pelouses, rongeaient ses arbustes et creusaient des trous partout dans des endroits inopinés. Il écrivait à un laboratoire à Genève et par retour recevait un petit colis bien fermé contenant les germes de la myxomatose, une horrible maladie qui faisait gonfler les yeux des lapins puis leur crâne, les rendait aveugle et les faisait se traîner à l’air libre avant de mourir dans d’horribles souffrances. En 1953, l’épidémie gagnait notamment la Sologne du Berry. Aucun de ceux qui ont connu cette époque ne pourra jamais oublier le spectacle épouvantable de tous ces milliers de lapins moribonds. Le soir, on entendait bientôt  un épais silence qui surprenait tous ceux qui étaient habitués à des bruits familiers. Au mois de juin 1953, mon aïeul mourait en murmurant ; « Le lapin jamais plus ».Pour nous, avec ce cataclysme, la vie venait de basculer aux lisières de l’enfer. Aucune main secourable, ni de l’Etat, ni du gouvernement de l’époque, ne s’est tendue vers nous. Certains amis de la nature ont même applaudi. On tenait enfin les chasseurs.

Félicité par Les Eaux et Forêts, le professeur recevait une médaille pour son haut fait d’armes. Attaqué en justice par les chasseurs, il se voyait condamné au franc symbolique à verser à leur fédération. Personne ne pensa aux propriétaires, classés parmi les riches, ni aux agriculteurs  considérés comme pauvres. Partout c’était la faillite. Elle apparaissait d’abord sournoisement,  puis rapidement éclatait au grand jour.

Le gros des petits animaux à fourrures avait disparu et les marchands de peaux de lapin avaient été les premiers rayés de la carte. A Brinon et aux alentours, la famille Lebreton en ramassait de l’ordre de 50.000 par an. Tous devaient se reconvertir rapidement en brocanteurs sans connaître vraiment le métier, leurs clients non plus d’ailleurs. Les marchands de gibier ne faisaient plus recette. Ils manquaient de marchandise à envoyer aux halles à la Capitale. Le tir des perdreaux au nord du Berry durait peu de temps. Restaient les faisans qui, depuis les Romains servaient de nourriture à leurs légions en campagne. Ils étaient maintenant élevés et vendus à prix d’or aux chasseurs. A la revente, après la chasse, ils étaient concurrencés à Rungis par les faisans importés d’Angleterre. En effet, au Royaume-Uni., pour éviter le braconnage, le prix de vente du faisan avait été fixé très bas, soit moins d’une demie livre sterling et donc, sur le marché français, autour de 5,00 francs. Il aurait fallu vendre les nôtres sur le même marché de 6 à 7 fois plus cher que les oiseaux expédiés par les Anglais, soit autour de 30 à 35 francs, pour couvrir un peu de nos frais de chasse.

Pour s’en sortir les propriétaires se décidaient à louer une partie des chasses familiales quand c’était possible et à se regrouper peu nombreux entre frères ou cousins. Les fermiers, leurs fils, les hommes de journée, certains artisans, n’étaient plus conviés comme rabatteurs faute de chasse naturelle. Ils y perdaient parfois 25% de leur revenu hebdomadaire. Il y avait moins de gardes mais aussi moins de braconniers. Plus de collets à poser pour attraper les lapins.

Les nouveaux locataires louaient des chasses à l’année. Compte-tenu du prix élevé des locations, ils se mettaient en sociétés de chasse. Ils répartissaient leurs frais en se rassemblant entre actionnaires de plus en plus nombreux.  La disparition du lapin avait fait apparaître des tirs au pigeon d’argile un peu partout. Grace à cela, les nouveaux chasseurs qui ne dépensaient auparavant qu’une ou deux cartouches par an sur un lièvre au gîte le jour de l’ouverture, étaient capables désormais de tirer sur les perdreaux et les faisans avec autant d’adresse que les vieux propriétaires d’autrefois. A la fin de la saison, les locations de l’année totalement dévastées et privées de gibier changeaient d’adjudicataires Il ne restait pas même un moineau pour dire au-revoir à ces derniers. Les partants louaient une nouvelle chasse, et se plaignaient de ce qu’elle était peu giboyeuse les cédants ayant fait comme eux. Ils la repeuplaient alors en faisans, perdreaux et canards d’élevage car il fallait faire voir du gibier aux actionnaires. Les volatiles étaient mis  dans des boites pour être sûr qu’ils ne se sauveraient pas en dehors de la battue. Le soir, au tableau, avant de distribuer les bourriches, c’est-à-dire, à chaque invité une part du gibier tué, le président de chasse recomptait pour connaître le nombre de rescapés parmi les oiseaux achetés pour la journée. Il n’y avait plus assez de repeuplement et l’achat croissant de nouveaux oiseaux ajoutés à la mévente du gibier aux halles les années suivantes, créait  des dépenses dissuasives.

Mais l’imagination humaine est sans limite. Bientôt le gros gibier très peu nombreux dans la région jusqu’en 1970, remplaçait le petit gibier absent. Il était supplémenté par des élevages de sangliers qui, la saison finie, libérait les sujets qu’ils n’avaient pas vendus.  Les agriculteurs qui ne touchaient plus d’indemnités pour les dégâts de lapins en réclamaient alors pour ceux causés surtout par les sangliers. Les indemnités étaient payées très cher par les fédérations et les propriétaires n’avaient plus part aux négociations. Un président de fédération recommandait même aux chasseurs de mettre des épis de maïs dans les bois pour éloigner les sangliers des terres agricoles. Le résultat obtenu était à l’inverse de ses espérances. Bien mieux nourris, les laies passaient d’une à deux portées par an. De leur côté les cultivateurs qui avaient déjà gagné de l’argent avec la vente du maïs aux propriétaires leur demandaient le droit de faire des battues en semaine dans les bois. Ils y gagnaient sur tous les tableaux : Tous chassaient sans débourser un sou, invitaient leurs amis, vendaient leur maïs aux sociétés de chasse et touchaient quand même des indemnités pour les dégâts dus à leurs agissements On ne pouvait pas leur reprocher d’être intelligents ni de s’adapter au système. Bientôt, tuer un sanglier considéré comme nuisible était autorisé si, une fois trépassé on lui mettait un bracelet qu’il fallait acheter à la fédération à un prix croissant d’année en année pour payer aux agriculteurs des indemnités en augmentations exponentielles. Les automobilistes s’y mettaient à leur tour à juste titre et les accidents étaient remboursés par un fond de garantie dont le prix se répercutait sur les assurances. Les forestiers leur emboitaient le pas en réclamant à leur tour des dégâts de gibier.

C’était la situation de la fin du siècle dernier où la chasse a commencé à aller dans le mur. Il n’y a plus de petit gibier naturel et les lapins sont régulièrement détruits avec des boulettes australiennes laissées ça et là dans les bois parce qu’ils gênent les cultures et la croissance des forêts. Les faisans s’élèvent facilement mais ne trouvent plus preneurs parce qu’aucune filière n’existe pour permettre aux marchands de gibier de vendre encore, sans concurrence abusive, leur gibier à Rungis. Le permis de chasser ne fait plus recette. L’examen pratique est pourtant fort bien fait. Mais le précieux document est beaucoup trop cher. De plus, la chasse dans des labours ou des bois désertés par le gibier n’a jamais amusé personne. Ce n’est plus ni un gagne-pain ni un métier mais une simple promenade où il n’y a rien à regarder. Elle intéresse de moins en moins les jeunes.

Tout naturellement, à partir de 1960, partout en France, les vieilles armureries fermaient.  Il se  vendait de moins en moins de fusils. Par ailleurs, il n’y avait plus de lapins et donc moins de cartouches tirées. Cette quasi disparition des marchés donnait des idées au Syndicat des Armuriers. Son président proposait aux adhérents de rendre illégal le tir à la chevrotine, pour pouvoir vendre des carabines à la place des fusils, avec, en plus, les balles pour les charger. Ces dernières valaient beaucoup plus cher que les cartouches. La relance du marché grâce aux ventes des carabines avec leurs munitions diverses, a permis à un certain nombre d’armureries de conserver leur activité, voir même, pour certaines, de profiter de la reprise créée par cette nouvelle approche.

Dès les années 1970, j’avais comme activité principale le conseil en recrutement que la presse internationale commençait à appeler « la chasse de tête », nom qui a prévalu désormais pour cette profession. Un ami, Patrick Lallour, rencontré à une chasse à courre au Rallye Trois Forêts dont je faisais partie, cherchait des associés pour racheter à son oncle la célèbre armurerie Gastinne-Renette, près du Rond Point des Champs-Elysées. Ouverte en 1812, elle avait connu  un essor particulier grâce à Napoléon III.  L’affaire avait remarquablement marché jusqu’à la guerre de 39/45 puis avait commencé à battre de l’aile. Le dirigeant de l’époque, René Gastinne, avait perdu son fils, les championnats de Tir au Pigeon avaient été interdits, les lapins ne revenaient pas et la diminution des clients faisait le reste. Il fallait avoir du courage pour se lancer dans ce sauvetage. Je souscrivais volontiers parce que j’aimais toutes les facettes de cet univers de la chasse et de la pêche. Rapidement, j’entrais au Conseil d’Administration. Dans le magasin qui faisait de l’ordre de 800m2, il y avait un salon de vente pour des armes de marque et pour un matériel de pêche de premier choix. On trouvait également un salon de tir au sous-sol et, dans l’arrière boutique un atelier pour la réparation des armes. Le département pêche a été fermé, le salon de tir restauré. Très vite, une branche vêtements de chasse pour hommes et femmes a commencé à fonctionner convenablement sous les ordres d’une responsable qualifiée. Les cartouches de chasse ne rapportaient rien mais il était indispensable d’en avoir pour en vendre à la demande. La vitesse du plomb des cartouches a été augmentée graduellement comme l’a fait la concurrence. Un espace dégagé à l’entrée du magasin permettait d’installer Gastinne-Renette Sécurité, une filiale créée pour sécuriser les habitations de nos clients. Pour la lancer, deux jeunes responsables aidés de plusieurs techniciens étaient recrutés.  L’affaire Gastinne-Renette s’est rétablie assez vite et a été très bien revendue plus tard à une entreprise qui cherchait une marque et un emplacement pour vendre des objets en cuir de haute qualité. Le président, Patrick Lallour, était un excellent gestionnaire et un financier averti. Il s’est retiré dans un petit château de famille situé dans le sud-ouest bien avant l’âge de la retraite. Il y coule maintenant des jours heureux en s’adonnant à la peinture et à la sculpture tout en s’endormant le soir après avoir relu les livres de la collection Gastinne-Renette édités aux éditions Garnier Press-Pocket. Pour ma part, je n’ai plus de chiens pour m’accompagner. L’élevage de mon épouse s’est éteint peu à peu.   Mais je reste fidèle à une dernière vieille chienne qui a quitté le chenil pour vivre avec nous à la maison. C’est sans doute parce qu’un vrai chasseur n’abandonne jamais son chien en bordure de route comme tant d’autres, pour partir en vacance tranquillement et sans aucuns remords.

 Je voudrais pour terminer, vous raconter une dernière histoire. Maurice Genevoix la contait à peu près comme suit, y compris dans une émission de télévision à laquelle j’assistais : Mon épouse était partie en voyage et ne devait rentrer que le lendemain soir. A la fin d’une averse, j’étais sorti me promener dans un chemin creux où subsistaient quelques flaques d’eau. Tout en marchant, j’entendais dans un murmure : « pst, pst… ». Je regardais devant moi, derrière, à côté. Je ne tardais pas à voir une grenouille. Je me penchais pour  mieux l’entendre pendant qu’elle me chuchotait: « J’ai été ensorcelée par une méchante fée et changée en grenouille. J’ai froid. Pourrais-tu me ramener chez toi pour me réchauffer et m’aider à redevenir moi-même? » J’ai toujours eu bon cœur. Je me baissais pour lui permettre de se blottir au creux de ma main et je rentrais à la maison. Une fois arrivé, comme je posais la pauvre ensorcelée sur mon lit,  je l’entendis murmurer : « Ne t’en fais pas pour moi. Allume un feu dans la cheminée, change toi, mets ta robe de chambre si tu veux, et sors une bouteille de  champagne pour te réconforter ». Je m’exécutais et revenais dans la chambre. Le sort avait  été conjuré et la rescapée venait de se transformer en une charmante jeune femme. Mon épouse avait manqué son train. Elle est revenue à ce moment là. Je lui ai tout expliqué. Vous n’allez rien y comprendre, mais  elle n’a jamais voulu me croire. 

                                                                                         Gérard Desjeux

 
Dernière modification : 26/04/2016
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