Erik Satie : l'excentrique

Erik SATIE : l'Excentrique

 

1-Ouverture CD Warner  Gnossiennes Aldo Ciccolini, Plage 4 

De mémoire, je n'ai jamais vu qu'un objet en entrant dans le vaste salon de la maison de ma grand-mère à Honfleur ... un piano en bois clair.

Un peu plus tard , dans notre prime jeunesse , mes cousins, ma soeur et moi n'avions qu'une idée : faire de la musique en tapant avec frénésie sur les magnifiques touches en ivoire . Nous déclenchions alors le courroux de notre grand-mère et entendions un soupir :" quand même le piano d'Erik Satie"...

 

2- CD Warner  Sonatine bureaucratique Aldo Ciccolini, Plage 16

 

L'histoire commence par un peu de généalogie , celle de ma famille honfleuraise.

Louis Désir Goulley né en 1799 épouse en 1829 Véronique Colombe Lavache , riche héritière d'une longue lignée de marins ( Terre-Neuve, Saint-Domingue).De cette union nait Marie-Alexandrine Goulley . Elle convolera en justes noces avec François-Adolphe Le Monnier , avocat de son état . Ils auront trois fils : Raoul, Fernand né en 1865 et Louis en 1874.

Petite anecdote : la famille Le Monnier vécut à Paris dans les années 1870 au 5, rue Gay-Lussac . ils occupaient un appartement à l'entresol alors que George Sand vivait au 1er étage . Il se dit dans la famille , que George Sand aurait proposé une permutation des appartements. Je ne sais ce qu'il en a été , je sais seulement que mon arrière grand-mère jugeait George Sand comme..." une femme de mauvaise vie"...

Cela n'empêchera pas mon arrière grand-père Fernand de faire quelques incursions dans l'appartement du 1er et d'aller sauter sur les genoux de la Bonne Dame de Nohant . Il se dit qu'il m'aurait raconté cette aventure alors que je sautais moi-même sur ses genoux quelques longues années plus tard.

 

3- CD DGG Chopin, Berceuse ,Maria Joao Pires, Plage 6

 

 

Alors et Erik Satie ..."Personnellement je ne suis ni bon ,ni mauvais. J'oscille puis-je dire. Aussi n'ai-je jamais fait réellement de mal à quiconque ,-ni de bien au surplus-"

Erik Satie son prénom s'écrit alors avec un "C" nait au 122, rue Haute à Honfleur , le 17 mai 1866. Son père Alfred , natif de Honfleur est d'abord courtier maritime, puis professeur de langues et traducteur pour une compagnie d'assurances . Il parle couramment 7 langues dont le portugais, le danois, le norvégien , il exerce aussi la profession d'éditeur de musique. Sa mère , Jane Leslie Anton , anglaise de naissance et résidente à Londres avait été envoyée à Honfleur afin d'apprendre le français.

Eric sera l'aîné d'une fratrie de quatre, tous baptisés à l'église anglicane.

Eric a quatre ans en 1870 , lorsque son père Alfred , participe sous l'uniforme de la garde nationale à la guerre Franco-Prussienne ( sans tuer personne , tenait-il à faire savoir)

Pendant ce temps, naissait à Honfleur , une guerre de religion entre la grand-mère d'Eric -Eulalie- farouche  partisane d'une religion catholique pure et dure et Leslie Jane la belle-fille.

A son retour , Alfred juge le moment opportun de séparer les belligérantes et décide de partir vivre une nouvelle vie , rapidement obscurcie par le décès d'une de ses filles, Diane,  et la mort subite d'une crise cardiaque de Leslie Jane en 1872.

Le jeune veuf décide de parcourir le monde laissant ses enfants à la charge de sa famille.

Eric ( 6 ans) est jugé suffisamment grand pour être mis en pension dans un collège de Honfleur.

Mais, ... avant de prendre en charge l'éducation de ses petits-enfants , la grand-mère Eulalie Satie impose l'abjuration de la religion anglicane dans laquelle les enfants avaient été élevés jusqu'alors . Ils reçoivent , en 1872, le baptême en la magnifique église Sainte-Catherine à Honfleur , paroisse de la famille Satie et de ma famille , puisqu'aujourd'hui il est possible d'admirer, au-dessus du maître-autel deux superbes vitraux dédiés à Sainte-Véronique et Saint-Louis offerts par Louis Goulley et sa femme Véronique-Colombe . Le hasard faisant souvent bien les choses : l'église Sainte-Catherine fut construite à la fin de la guerre de Cent-Ans pour fêter le départ définitif des Anglais .

Eric Satie porte l'uniforme de pensionnaire jusqu'en 1878 , ses études furent alors largement récompensées par un 3e accessit en musique vocale. Remarque faite que ses dispositions musicales ne laissait pas la famille indifférente ,  on le surnommait: "Crin-Crin"...

Sa grand-mère Eulalie meurt en 1878 , son père Alfred de remarie avec Eugénie Barmetche , demoiselle prolongée de 46 ans , excessivement mondaine. 

Grâce à quelques subsides , Eric Satie , selon un aveu fait à Augustin Crass-Mick " que les artistes ont le droit de mendier "peut enfin composer .C'est à cette époque qu'il prend la décision d'orthographier son prénom avec un "K" terminal afin de mieux se rapprocher de ses ancêtres Viking " si agaçants pour leurs ennemis".

 

4-  CD Warner Aldo Ciccolini, Croquis et agaceries d'un gros bonhomme en bois , plage 10

 

Erik s'attelle  à ses premières oeuvres . Une belle-mère insupportable qui le condamne à subir 7 ans de cours de piano au Conservatoire National , un calvaire sans fin avec des échecs à répétition faute de consentir à l'enseignement académique , le pousse à s'échapper .Il file aux Armées pour clore le supplice de l'enseignement musical et tombe de Charybde en Scylla . 

Il expose sa poitrine au froid nocturne , contracte une pneumonie, se fait réformer en avril 1887 .

Le voilà libéré : il sera autodidacte de talent. Il s'élève , dans sa tête au-delà des difficultés de la vie, pour se lancer dans l'écriture d'une oeuvre musicale dégagée de tout romantisme , une oeuvre à l'aune de l'étrange mécanique qu'il va composer jusqu'à son dernier souffle...

En 1887 , il compose 5 mélodies publiées par son père , éditeur de musique à ses heures perdues.

Les premières Gymnopédies évoquant l'atmosphère dépouillée de la Grèce antique , prenant la forme de valses lentes nostalgiques, sont composées en 1888.

 

5-CD Erato ,Gymnopédie par Anne Queffélec, plage 5

 

Peu avant de les composer , il se déclare " Gymnopédiste" pour se faire admettre dans le très fermé cabaret artistique et littéraire : le Chat Noir.

Cette profession peu définissable apparaît propre à complaire l'ange du bizarre,  protecteur de ce  lieu...

En 1890, après avoir vu partir , sous la pression des urgences quotidiennes , les effets mobiliers dont il s'était doté , il emménage 6, rue Cortot tout en haut de la butte Montmartre afin de se situer " au dessus des créanciers".

Outre le Chat Noir , il fréquente aussi le Divan Japonais , plus tard rendu célèbre par Yvette Guilbert et Henri de Toulouse-Lautrec. 

 

6- CD Erato Best of Satie "Allons-y Chochotte"Plage 13

 

Il entretient des relations suivies avec ses amis d'enfance Fernand et Louis Le Monnier ainsi qu'en témoigne cette bizarre correspondance du 9 du mois de juin 1891 à Fernand :

Monsieur" les Hommes rouges"

Adieu! Bonsoir! Adieu ! Les jours 

sont odieux de...

Sacristain de soleil ; mais

un soir gros comme un long arbre ; assis dans 

un nuage ainsi 

qu'un poisson de fer

Adieu ! Bonsoir ! Adieu! Les jours

sont odieux de...

Sacristain de la joie ; une prison dans un bois 

et donner des puces au ciel 

pour s'en faire un manteau!

Adieu ! Bonsoir ! Adieu! Les jours 

sont odieux de...Le voyez-vous? Sacristain vomitique;

sa voix est une déchirure ;

le parfum de son doigt

est une parfaite injure !

Adieu! Bonsoir ! Adieux ! 

Les jours sont odieux d'eux ...!

 

On termine la phrase avec la crainte dans le regard.

Je prie les personnes qui désireraient dire cette pièce de faire remarquer qu'elle est imitée de Bossuet, de Mozart , de Félicien Rabadu, de l'Empereur , Mathieu, de Versailles , de Papus , des Amis de l'adversité , du Serpent Populaire, de Saint-germain, et peut-être de Saint-Clou.

Vous seriez bien bon, mon vieux Fernand , de voir Monsieur Artois puis Monsieur Boudin , puis Monsieur Goupil pour que je ...

Très joli pour que je...!Très joli pour que je !...

Votre femme est malheureuse comme les pierres d'une vessie prise pour une autre ; il faut absolument lui écrire; sans cela elle va me bassiner pour me faire peur.

Très joli : pour que je !...

Je vous embrasse et je

pleure de rage de savoir éloigné 

de Moi

Venez !, Venez!

Un roulement de tambour m'empêche

de vous voir de près.

Adieu !  Bonsoir ! Adieu ! Les jours 

sont odieux de ... Merde!

Erik Satie, 6 rue Cortot

 

Brouillé avec Rodolphe Salis , directeur du Chat Noir, il devient " tapeur à gages", second pianiste à l'auberge du Clou. Il rencontre Debussy :" Dès que je le vis pour la première fois, je fus porté vers lui et je désirai vivre sans cesse à ses côtés " . il écrit aussi : " L'arrivée de Debussy dans l'arène musicale , si j'ose dire, fut un évènement assez désagréable pour les uns , et très heureux pour les autres. Ces autres, constituant une infime minorité alors que , les uns, formaient une énorme masse- gluante et bourbeuse à loisir- . Comme toujours l'opinion de " l'infime minorité" triompha ( suivant la perpétuelle coutume ) de l'énorme masse laquelle s'englua et s'embourba elle-même dans son propre aveuglement ".

La période la plus intime de leur relation semble se situer vers la fin du siècle . Debussy allant jusqu'à faire la cuisine dans son petit appartement situé au 5e étage de la rue Cardinet : " . Debussy qui les préparait lui-même, ces oeufs , ces côtelettes avait le secret ( le secret absolu ) de ces préparations ." le tout s'arrosait d'un délicieux Bordeaux blanc dont les effets étaient touchants et disposaient convenablement aux joies de l'amitié et à celle de vivre loin des " doubles veaux" , des " momifiés" et autres "vieilles noix", "ces fléaux de l'humanité et du pauvre monde". Mais ceci est encore une autre histoire"...

 

7-CD DGG Debussy, Seong Jin Cho,  Suite Bergamasque Plage 16

 

Et voilà nos deux compères à la librairie de l'Art Indépendant. Ils rencontrent Joseph Peladan , alias le Sâr Peladan , mage autoproclamé, fondateur du tiers ordre esthétique de la Rose-Croix Catholique.

Erik Satie est alors pris dans une  tenaille progressiste au sein d'une curieuse société ou se mêle occultisme et socialisme dont le but avoué est d'améliorer la société. 

A cette époque, Alphonse Allais également natif de Honfleur , lui aussi grand bénéficiaire des largesses octroyées par les Frères Le Monnier , le surnommait : " Esoterik Satie".

 Son ami Debusssy- " le bon Claude" le voyait quant à lui :" comme un musicien médiéval et doux égaré dans ce siècle".

Néanmoins , la première exécution publique d'une musique d'Erik Satie : " sonneries de la Rose-Croix pour harpes et trompettes" a lieu en l'église Saint-Germain l'Auxerrois le 10 mars 1892 . Il entre dans sa période religieuse qui prendra fin vers 1897, période pénible de son existence, il est à sec au sens propre comme au sens figuré. Il en est à demander une place de gardien de musée à son ami journaliste Maurice Beaubourg le 7 avril 1892:

"Cher Monsieur Beaubourg

Ose espérer que vous vous voudrez 

penser, mettre,

en mémoire, la demande

d'une place 

pour moi, comme gardien 

dans un de 

nos musées nationaux 

ou autres 

Soyez assez 

bon pour croire 

que ce n'est 

nullement plaisanterie

fumisterie grossière

de ma part

ainsi que

vous avez eu la malicieuse

idée de le supposer; car si je 

choisis situation 

de ce genre , peut-être humble

mais ni honteuse 

ni mauvaise

C'est que 

non seulement

compte compléter

mon savoir esthétique

avec

la contemplation journalière

de belles oeuvres, douces

choses d'esprit,

mais aussi être mieux 

au moins par le milieu 

que dans 

n'importe quel 

bureau de commerce , administration

ou autres de ces vilaines

occupations connues 

pour fort désagréables . Mes petits titres à ce poste seraient:

1° Suis honnête homme : électeur à Paris 10e arrondissement 

2°Suis ancien militaire

Fait mon

Volontariat ( 87-88 )

au 33e régiment d'infanterie d'Arras

(Pas de Calais)

3° Ai un caractère 

très doux:

Travaillé 

 en collaboration avec 

le grand Sâr 

Joséphin Peladan 

à la Wagnérie Kaldéenne

le " Fils des Etoiles"

Parlez donc,

vous prie

de ma pauvre demande

aux personnes 

pouvant obtenir raison,

haute justice

et recevez mes salutations 

empressées 

et marques de grand respect "

Erik Satie

 

8- CD Best of Satie La Belle excentrique marche plage 19

 

Et deux mois plus tard changement de fusil d'épaule...voilà notre Erik à la recherche des honneurs : il s'adresse à Monsieur le Secrétaire Perpétuel de l'Académie des Beaux-Arts dans une lettre marquée de juin 1892; on lui fera ainsi miroiter  la vacance successive de trois postes , voici le premier:

"Très honoré Maître,

J'ai l'honneur de vous informer que je pose ma candidature au siège laissé vacant par la mort du regretté Ernest Guiraud , à l'Académie des Beaux-Arts.

En briguant le grand honneur d'entrer dans votre illustre compagnie mon ambition n'est pas de faire oublier l'artiste distingué dont la perte est irréparable et qu'on ne saurait remplacer , mais je tiens à affirmer hautement la vitalité de l'école musicale dont j'ai été l'initiateur et des principes d'Art que j'ai toujours soutenu au cours de mes travaux .

Pour justifier ma candidature très honoré Maître , je me permets de vous indiquer mes principales oeuvres 

Danses romaines pour orchestre 

Danses gothiques

Danses byzantines

Gymnopédies , trois suites d'orchestre 

Sarabandes 

Gnossiennes, sept suites d'orchestre 

Kharaseos , un acte

Le Fils des Etoiles , trois actes

Le Nazaréen , trois actes 

J'ose vous prier , monsieur le Secrétaire Perpétuel , de considérer cette lettre comme une déclaration de Candidature et de vouloir bien faire le nécessaire.

Dans cet espoir , je vous prie d'agréer l'assurance de mon profond respect.

Erik Satie 6, rue Cortot

 

 9-CD Erato Queffélec, Je te veux plage 7

 

Et puis, en 1893, au cours d'une parenthèse  religieuse hallucinatoire , le 14 janvier très exactement commence sa liaison amoureuse avec Suzanne Valadon ancienne trapéziste et modèle de choix pour Renoir et Toulouse-Lautrec .Il la surnomme  " petit Biqui", lisons la lettre du 11 du mois de mars 1893 à Suzanne:

 

 

" Cher petit Biqui ,

Impossible de rester sans penser à tout ton être ; tu es en moi toute entière; partout je ne vois que tes yeux exquis , tes mains douces et tes petits pieds d'enfant .

Toi tu es heureuse ; ce n'est pas ma pauvre pensée qui ridera ton front transparent ; non plus que l'ennui de ne point me voir. Pour moi il n'y a que la glaciale solitude qui met du vide dans la tête et de la tristesse plein le coeur . N'oublie pas que ton pauvre ami espère te voir à un de ses trois rendez-vous :

1° Ce soir à 9 heures moins le quart chez moi 

2° Demain matin encore chez moi

3° Demain soir chez Devet ( Maison Olivier)

J'ajoute Biqui chéri, que je ne me mettrai nullement en furie si tu ne peux venir à ces rendez-vous; maintenant je suis devenu tellement raisonnable ;  et malgré le grand bonheur que j'ai à te voir je commence à comprendre que tu ne peux point toujours faire ce que tu veux. Tu vois , petit Biqui , qu'il y a un commencement à tout . Je t'embrasse sur le coeur."

Erik Satie , 6 rue Cortot

 

Mais ça casse, voici la lettre adressée à Conrad Satie le frère cadet le 28 juin 1893  :"Mon adoré Frère, Te salue et te baise les mains .

Je viens de rompre définitivement avec Suzanne. J'aurai bien du mal à reprendre possession de moi-même ; aimant cette petite comme je l'aimais depuis ton départ; elle avait su me prendre en entier. Le temps fera ce que je ne puis faire en ce moment. Quant au travail je suis assez heureux de ce qui m'arrive : la Société Nationale ( la fameuse société Franck, Saint-Saens, Vincent d'Indy et Cie ) va faire jouer plusieurs choses d'orchestre cet hiver (Gymnopédies, Sarabande, Gnossienne , probablement). C'est ce qu'ils vont choisir ainsi que la mélodie Roxane. Debussy a montré de mes oeuvres à Chausson qui en est tombé faible ; et c'est ce qui les a décidés à jouer mes oeuvres fragmentées. Pourras-tu, mon bon vieux, m'envoyer 20 francs pour mon sacré nom de Dieu de terme , jamais je ne serai à la hauteur sans cela; et je crains Bibet propriétaire de ma chambre ( celle, disait-il, qui avait une vue jusqu'à la frontière belge"

 

C'est paraît-il la seule histoire d'amour connue de Satie , et pourtant ... en 1872, petit retour en arrière, une jeune fille d'une sublissime beauté , en vacances, s'amusait " à mettre en émoi la bonne ville de Honfleur en laissant ses cheveux sur son dos".

Elle s'appelait Isaure Loeuilleux , et écrivait à sa mère le 25 août 1872 :

 "hier j'ai dîné chez monsieur Satie , le soir nous avons joué à la queue du loup. Il est de règle que, chaque fois, que nous jouons à la queue du loup , le lendemain je passe ma matinée à recoudre mes affaires..."J'ai entendu dire qu'Eric eu un grand coup de coeur pour elle . Elle épousa en 1896, Fernand Le Monnier et, pour la petite histoire, Erik a composé une partition pour piano, non datée intitulée, :"Fête donnée par des chevaliers normands en l'honneur d'une jeune demoiselle". Isaure  serait la jeune demoiselle...

 

10- CD Best of Satie, les pantins dansent Plage 30 

 

Malheureux en amour , il ne bosse plus et se stabilise dans l'échec . Alors, alors ...le voilà parti dans un inconscient qui l'amène à fonder , tenez-vous bien: l'Eglise Métropolitaine d'Art de Jésus Conducteur . Il ne sut jamais choisir entre les deux options religieuses en conflit depuis sa prime enfance. Il fonde un nouveau culte voué à combattre la société par les moyens de la musique et de la peinture. Il est le chef dénommé " le grand Parcier,l'épée bouillante , le pauvre , l'athlète, le moine , l'invisible, la fermeture et le chevalier ..."

Avec la création de son Eglise dont il est le seul fidèle, il sort du monde et quitte déjà pour partie la société , ses conventions , ses esthétiques convenues,  son art déprimé. Ecoutons le dans son prêche :" Je veux édifier dans la métropole de cette nation franque, qui pendant tant de siècles se prévalut du glorieux titre de fille aînée de l'église , un temple digne du Sauveur , conducteur et rédempteur des peuples . Nous en ferons le refuge ou la catholicité et les arts qui lui sont indissolublement liés , croîtront et prospérerons à l'abri de toute profanation et dans la complète expansion de leur pureté que les efforts du malin ne sauraient ternir...Amen"

Vivant la pauvreté ,qui mieux que lui  pouvait composer dans la foulée " la messe des pauvres" pour son église qu'il conclut par" une prière pour le salut de mon âme ", on n'est jamais si bien servi...

Pour être complet , cet espèce d'imprécateur auquel il s'identifie , jette, comme au Moyen-Age des anathèmes, et des menaces voire des coups de canne bien sentis contre ses adversaires  tel Willy , critique musical, compagnon de Colette: " votre haleine exhale mensonge , votre bouche répand l'audace et l'impudeur. Que peuvent les esprits sains devant tant d'orgueil mis au service de tant de petitesses "et Willy le traite:" d'andouille mystique; de poire mystique, de sagouin ésotérique, de musicoloufoque".

C'est la rupture consommée , il veut sortir de l'histoire de la musique et être le compositeur qui ne ressemble à aucun autre . Il rompt avec l'héritage romantique et bascule vers l'abstraction contemporaine . Meurtri , désespéré, Satie ne compose plus.

Pourtant en 1895, Erik Satie se trouve inopinément à la tête d'une somme importante ...7000 francs selon les souvenirs de Contamine de Latour . Il tient table ouverte dans tous les bistrots du coin , il raconte que cette somme lui vient d'un héritage mais personne n'a expiré dans son entourage . souvenons-nous des Frères Le Monnier Fernand et Louis , mes arrières grand-père et grand-oncle ...auxquels il vient régulièrement rendre visite à Gonneville sur Honfleur dans une charmante chaumière qui a bercé certains de mes plus beaux souvenirs d'enfance.

Les Frères Le Monnier viennent d'hériter d'une fortune considérable ( 1 million de francs or) . Ils n'auront qu'un seul souci , celui de liquider le plus rapidement possible ce joli pécule , en faisant profiter leurs meilleurs copains de leur large générosité.

Erik Satie entrepris donc d'initier , Fernand et Louis , à la vie nocturne montmartroise . Ils prirent cela très au sérieux...

Louis étudiant en médecine , mais aussi noceur invétéré , piochait allègrement dans l'écrin de sa mère trop tôt disparue , pour faire plaisir aux petites dames de Montmartre.

Il profite de ces largesses et écrit :" Pardonnez-moi si j'use de votre amitié , mais j'en ai fortement besoin" pour investir dans le développement de son église , en publiant des brochures qui rendent compte à la fois de sa production musicale et de ses relations sociales.

Grâce, sans doute ,à un nouveau renflouement financier de ses amis Le Monnier ,Erik Satie renouvelle sa garde-robe en achetant d'un seul coup sept  (ou douze selon les sources) costumes en velours côtelé gris souris ou jaune moutarde ...tous identiques. Il les porta pendant des lustres avec bonnets et pardessus assortis.

 Il était surnommé à Montmartre " the velvet gentleman"

Mais le voilà réduit à une misère intenable...comme en témoigne une lettre à son frère Conrad en date du 22 juillet 1896:" Mon pauvre Tiby ,

Je suis ruiné . la roue de la fortune n'est plus accrochée dans Ma maison; c'est la Misère , cette femme aux puissantes mamelles ,qui vient désormais Me tenir société . Que vas-tu dire? 

Mon désir était de t'apprendre Ma chute , hier, devant nos amis . Je ne sais ce qui M'a retenu de le faire , sans doute la mémoire M'aura manqué , ce qui arrive  souvent : ou bien J'aurai été arrêté par quelque chose , un rien vous fait parfois omettre ce qu'on souhaite le plus ; et puis peut-être ai-je perçu que le temps n'était pas bien choisi ; que cela ne pourrait être bien vu, ou que ton langage serait froid.

Oui, je suis ruiné . Que vas-tu dire?

Le plus ennuyeux est fait ; malheureusement Je n'ai plus un sou dans Ma bourse, c'est le pire. tu serais bien bon de Me faire parvenir un petit secours sous forme d'un bon de poste , sans quoi je serai exposé à pâtir fort cruellement , Je te le dis. Après tout , diras-tu ce serait bien fait pour Moi ; il ne fallait pas être si rapide à dépenser .Je le sais.

Le "Placard" va me recevoir dans trois jours : je songe à déménager pour le terme prochain ; le congé est donné.

Je compte sur toi pour hospitaliser Mes raretés : le portrait de de Feure, celui de La Rochefoucauld , et de nombreux dessins. En plus, il y aura une table , deux bancs et un coffre.

Que vas-tu me dire?

Je t'embrasse et Je te prie de Me pardonner ce que J'ai fait". Erik Satie

 

Et oui , il s'installe dans un "placard" rue Cortot . Il faut redresser le lit pour s'extraire de la pièce et il conçoit, entre deux ivresses, une musique qui s'apprécie en restant gris...

Pour survivre, il rend service au Caf-Conç , il compose pour chansonniers et chanteurs d'occase ,  des mélodies, des valses, des chansons de corps de garde . Petite anecdote : à une période qui ne m'est pas connue , il fait acheter à louis Le Monnier un piano en bois clair , le fameux piano du salon de ma grand-mère et il dit qu'il aurait ainsi testé , à Honfleur, certaines de ses chansons de café concert. Ce piano est toujours là , il m'appartient...et je pense, en le voyant, au trait humoristique de Satie:" Le piano , comme l'argent n'est agréable qu'à celui qui en touche"

Revenons à nos moutons ... la misère , le désespoir mais Claude Debussy en pleine gloire à la suite du triomphe de Pelléas et Mélisande en 1902 veille sur son ami Satie. Stimulé par le succès de son ami compose un chef-d'oeuvre: "Trois morceaux en forme de poire"

 

11- CD Satie Erato piano works, Anne Queffélec,  trois morceaux en forme de poire, Plage 16

 

Serait-il sorti d'affaire , joie et vitalité sont de nouveau au rendez-vous , il a semé ses cailloux en forme de poire dans les oreilles du monde , il retourne à la Schola Cantorum pour effacer sa réputation d'autodidacte et se place sous la protection du compositeur Albert Roussel . De sa maison ouvrière d'Arcueil ou il a élu domicile jusqu'à la fin de ses jours il se lance dans le social, s'inscrit au Parti Communiste et au soviet d'Arcueil et pleure la mort de Lénine.

 

Cet homme pauvre, malmené mais combatif est un génie de la musique , ne l'oublions pas.

Il va être sollicité par Jean Cocteau, Diaghilev et toute la gentry du Faubourg Saint-Germain . Le grand Maurice Ravel avait repéré Satie " comme un précurseur" et il va s'en occuper et le considérer comme " le père de la musique moderne", on croit rêver...mais en plaçant Satie gagnant , on percute Debussy qui s'irrite que l'ami puisse le délaisser au profit de la bande à Ravel. Et oui , "le pauvre", se redresse et n'a jamais autant écrit qu'entre 1911 et 1914 pour se hisser au premier plan de l'actualité musicale parisienne. Il se déchaîne et entre de plain-pied dans sa période humoristique. Ce sont les préludes flasques, les embryons desséchés, les pantins dansent , les descriptions automatiques, vieux sequins et vieilles cuirasses, les Enfantines , Sports et divertissements. Soutenu plus que jamais par Ravel il crée un nouvel art et l'exprime dans son " journal d'Arcueil" :"je ne suis ni musicien, ni un écrivain mais un philophone , je fais le mieux que je peux de la phonométrie . Suis-je autre chose qu'un ouvrier acousticien sans grand savoir".

Arrive la Grande Guerre qui provoque l'arrêt de la vie artistique . Au dénuement financier , s'ajoute une détresse morale, due à la dispersion de ses amis mobilisés, déplacés ou émigrés.

Cocteau bouge pour que Diaghilev , le maître des ballets russes, s'associe avec Picasso pour les décors afin de mettre en scène Parade mis en musique par Erik Satie. Cocteau est enthousiaste :"Peu à peu vint au monde une partition ou Satie semble avoir découvert une dimension inconnue, grâce à laquelle on écoute simultanément la parade et le spectacle intérieur . C'est un orphéon chargé de rêve".

Parade sera créé le 18 mai 1917 au théâtre du Chatelet , le public est dérouté par la musique de Satie sous la direction de Maurice Ravel . Apollinaire présente Parade comme le point de départ " de l'esprit nouveau et du surréalisme".

Mais la critique est virulente sous la plume de Jean Poueigh . Satie lui adresse en retour une série de cartes postales sous enveloppes que nous osons vous lire: datée du 30 mai 1917..." Mais ce que je sais c'est que vous êtes un cul -si j'ose dire- ,un cul sans musique" puis le 3 juin 1917 à Jean Poueigh Grand Fourneau Général et Chef des Gourdes et des Veaux :" Tu n'es pas aussi con que je croyais ...malgré ton air d'andouille et ta vue basse , tu vois les choses de loin ..."

Un procès d'un an s'en suivra qui s'en prend, en fait à l'Art moderne dans sa globalité. 

Pendant ce temps, en 1918, il pleut des obus...malgré les balles et autres qui sifflent sur la capitale , Blaise Cendrars poursuit chaque soir ses déambulations nocturnes. Arrivé , place de la Concorde , il voit une forme humaine allongée par terre qui semble dessiner sur un bout de papier. Incroyable ! c'est Satie couché devant l'obélisque qui déclare:" j'écris une mélodie pour la pharaonne enterrée  juste dessous". Son sens de la provocation n'a plus de limites...

 

12- CD Best of Satie Parade Plage 31

 

Debussy meurt en 1918 sans s'être réconcilié avec son ami de 30 ans et à partir de là , Satie se replonge sur le terrain de la gravité avec son Socrate qui déroutera à nouveau le public.

En 1920 , il accepte de patronner " le groupe des six" pour accompagner les plaisirs nouveaux de l'après-guerre et encourager les jeunes musiciens et travaille déjà à un nouveau concept qu'il a baptisé : la Musique d'Ameublement.

Il écrit :"La Musique d'Ameublement crée de la vibration, elle n'a pas d'autres buts , elle remplit le même rôle que la lumière , la chaleur et le confort sous toutes ses formes". Cette musique répétitive, grinçante, criarde annonce et oui la rythmique du Boléro de Ravel .

 

13- CD DGG Ravel,  Boléro , CD n°1, Plage 1

 

Satie est maître en matière de provocation. en quête de nouvelles formes esthétiques il s'inspire des arts plastiques pour créer de nouvelles expressions musicales .

Son Socrate est directement inspiré du Cubisme. Il s'agit dune sorte d'objet sonore non identifié , oui, surréaliste avant la lettre et faisant figure de testament. Est-ce encore de la musique? Les peintres Picabia, Picasso, Braque, Duchamp, Brancusi, Derain, Léger, Man Ray sont toujours en sa compagnie au cours des dernières années de sa vie: " les peintres m'ont appris la musique mieux que les musiciens". Satie devient l'icône du modernisme et tous les copains lui tirent le portrait. Voilà la notoriété...

Mais il est inexorablement poursuivi par les dettes , il écrit à Léon-Paul Fargue: "Tu dois me trouver quelques menues pièces d'argent, il paraît que tu te grouilles pour m'avoir un peu d'or en billets. Vas-y mon bon : j'en ai grand besoin , je compte sur toi".

Dans les années 1920, Satie circule entre le mouvement Dada qui engendrera le surréalisme, le parti communiste et les derniers salons aristocratiques du Comte de Beaumont voire de la Princesse de Polignac qui lui paie ses amendes , passant d'un monde à l'autre avec une aisance stupéfiante . Il va chercher sa pitance chez les nantis ce vieux poilu de la musique avec son chapeau melon et ses binocles qui cachent la misère.

Sous le patronage de Darius Milhaud avec lequel il imagine " La Belle excentrique", il pilote l'école d'Arcueil en compagnie de Roger Sauguet, Roger Desormière, Maxime Jacob et Benoist-Méchin.

 

CD 14 -Erato, piano works , Anne Queffélec, La belle excentrique, Plage 25

 

En 1924, tout s'accélère , il lui reste un an à vivre le temps de composer deux musiques de ballets et une musique de film . Ce seront Mercure puis , ô nom prémonitoire, Relâche en collaboration avec le cinéaste René Clair. Il constate: " Relâche est la vie comme je l'aime, la vie sans lendemain , la vie d'aujourd'hui. Rien pour demain".

Ses deux derniers mois sur cette terre sont marquées par les affres d'une cirrhose hépatique. Etrange rituel de fin de vie : Satie se rend chez ses amis pour dîner. IL accroche sa veste à une patère et chacun y glisse discrètement une enveloppe avec quelques billets pour l'aider . Il gronde si on oublie de lui filer une obole .Il erre grâce à ses amis de l'hôtel de la Place de l'Opéra à l'hôtel Istria puis , ce sera moins gai avec l'hôpital Saint-Joseph dans une chambre mise à disposition par le Comte de Beaumont.

Brancusi lui apporte des soupes, Picasso des fleurs et lui change ses draps, l'Abbé Mugnier familier du Berry et de Aurore Lauth-Sand l'écoute patiemment et lui procure des paroles de paix , lui le brave curé de campagne qui hante les salons de Saint-Germain.

Il accepte les derniers sacrements en notant que le prêtre se nomme SAINT , il a la force de constater :" je suis heureux de voir enfin un SAINT devant mes yeux, il a l'air d'un Modigliani noir sur fond bleu"et ajoute :" ils ont voulu me faire avaler une pastille , un vieux mécréant comme moi...Bah ça lui faisait plaisir..."

On découvrira un incroyable désordre dans sa modeste chambre d'Arcueil : de nombreux costumes neufs , des paquets de mouchoirs et à minima 150 parapluies certains encore dans leurs emballages d'origine. On dit que lorsqu'il pleuvait Satie n'ouvrait pas le parapluie mais le protégeait de ladite pluie sous son veston.

Il ne sera pas oublié , les écrivains et les grands interprètes entretiennent la flamme de ce compositeur hors-normes. L'épouse de Darius Milhaud constate que Satie pouvait absorber, au cours d'un même repas" des quantités incroyables d'absinthe , de vin, de café et de calvados mais qu'il ne titubait jamais d'ivresse". Toute sa musique et tous ces textes ont été composés sous l'empire de l'alcool .

 

15- CD Erato piano works Anne Queffélec , les embryons desséchés  plage 12

 

Et oui... il a vécu de nombreuses vies de Honfleur à Arcueil.Il a connu la bohème, Montmartre, le symbolisme , les arts incohérents, les barbiches fin de siècle, l'ésotérisme , les Rosicruciens, l'alchimie, l'impressionnisme, le fauvisme, le music-hall , le dodécaphonisme, le Cubisme , Montparnasse, les ballets russes , les années folles , le dadaisme, le cinéma ; du Chat Noir au Boeuf sur le Toit , il a traversé la fin du XIXe siècle et le quart du XXe . IL a connu toutes les modes mais a toujours refuser de s'inscrire dans la musique de son temps préférant la sienne qui a survécu jusqu'à nous.

Toujours reparti de zéro , il reste l'inventeur d'une musique de la modernité dans les formes les plus inattendues . Il se classait parmi;" les fantaisistes qui sont de bonnes gens bien convenables , myope de naissance , je suis presbyte de coeur".

Il est devenu un mythe errant hors de l'histoire musicale.

16-CD Erato par Quéffélec Le Picadilly -Marche- Plage 10

 
Dernière modification : 21/10/2019
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