Lucien Robineau

                                                                          Avord le 9 octobre 2003

  Mon Colonel,

  Monsieur le Président de l'Académie du Berry,

  Chères consoeurs et chèrs confrères,

  Mesdames, messieurs,

S’il suffisait, pour être admis parmi vous, d’exciper d’une naissance et d’une ascendance berrichonne, j’aurais vraisemblablement les titres nécessaires, ayant vu le jour au pied de la colline de Sancerre, précédé d’ancêtres qui vécurent entre la Loire et Bourges. Il y fallait encore votre indulgence et la bienveillance d’un parrain dont l’amitié n’a plus d’âge. À ce parrain, le Professeur Maurice Bazot, médecin général inspecteur, et à vous tous, chères consœurs et chers confrères, j’exprime ma reconnaissance et ma joie de retrouver des racines dont je m’étais un peu éloigné.

La couleur de mon habit montre l’attachement qui me lie aussi, depuis plus d’un demi-siècle, à l’armée de l’Air. Je suis heureux d’être reçu à l’Académie berrichonne sur cette base aérienne établie en Berry aux premiers temps de l’aviation militaire et je remercie le colonel Michel Adrien, non seulement de nous ouvrir ses portes un jour en principe chômé mais surtout de me permettre, en me sentant ici, en somme, chez moi et dans ma famille, d’être un peu moins intimidé par l’éclat de cette assemblée et la solennité de l’instant.

Les biplans qui volaient à Avord quand j’apprenais à marcher, à quelques kilomètres d’ici, à coup sûr ne sont pas étrangers à ma vocation d’aviateur. En tout cas, de les voir tous les jours m’a donné l’envie de connaître les avions. Et comment connaître, sinon par les livres ? Dès que j’ai su lire, j’ai commencé de dévorer tout ce qui m’était accessible sur le vol, sur l’aviation et sur son histoire. Ce sont là des sujets sur lesquels il fut beaucoup écrit, et depuis bien plus longtemps qu’on ne l’imagine généralement. C’est pourquoi j’ai plaisir aujourd’hui à tenter d’évoquer devant vous les rapports de l’aéronautique à la littérature.



                                 

                                      Visite de la base aérienne d'Avord (18),

                              un groupe de participants entourent le président Bilot

*

L’homme est sur la Terre depuis des centaines de millénaires. Voilà seulement deux siècles qu’il a réussi à décoller ses pieds du sol, par la grâce d’Archimède et par la vertu de l’air chauffé, tandis que son premier aérodyne n’a guère que cent ans. Dans l’intervalle, il a passé son temps à marcher le nez en l’air, enviant les oiseaux et s’affligeant d’une injustice qui privilégiait les seuls êtres dotés du pouvoir de voler. On a donc commencé par rêver. Dès qu’ils ont su dessiner et écrire, nos lointains prédécesseurs ont exprimé leur rêve, sur les supports qui étaient à leur portée. Le plus ancien document parvenu jusqu’à nous est un poème gravé sur un cylindre d’argile, vieux de plus de cinq mille ans, longtemps conservé à la bibliothèque d’Assurbanipal avant d’atterrir au British Museum. On y imagine l’envol d’un homme, roi ou berger on ne sait, enlevé par un aigle vers des hauteurs croissantes, à qui chaque étape verticale offre une perception nouvelle du paysage, jusqu’à une vision de la Terre où déjà transparaît celle qu’auront les spationautes. Car ce qu’annonce, en vérité, ce premier texte connu c’est la psychologie de l’homme volant et la fascination grisante d’une solitude sans entraves, sans aucun point d’attache avec le reste d’un monde soudain devenu insignifiant parce qu’on pense le saisir avec le regard des dieux. De telles façons de voir ou d’imaginer ont donné, depuis toujours, sa trame à cette branche de la littérature qui s’est préoccupée de la conquête du ciel, soit pour en souhaiter l’avènement, soit pour en rendre compte. Avec, bien souvent, un lyrisme passionné ou un parfum d’épopée.

Avant le décollage du premier aérostat du printemps de 1783, on trouve seulement des anticipations de poètes, de savants, d’érudits ou de voyants qui s’étonnent ou s’impatientent de ne pas voir inventé encore le moyen de voyager en l’air. Le mythe d’Icare hante l’écriture aéronautique depuis Virgile, Ovide et Juvénal. Icare est avec nous depuis Ovide, qui créditait Dédale, architecte et ingénieur (c’est tout un), d’avoir rénové (ou réinventé ?) la nature, jusqu’à Jacques Lacarrière qui publia en 1976 une interview d’Icare, en passant par Joachim du Bellay, Philippe Desportes, Baudelaire, le Japonais Yukio Mishima et tous les poètes de tous les temps et de bien des cultures. C’est, par exemple, en 1742, un Jean-Jacques Rousseau qui, dans Le Nouveau Dédale, pratiquement s’indigne qu’on tarde tant à découvrir la navigation aérienne (l’expression, tombée sous sa plume, sera appelée à un brillant avenir). C’est, à la même époque, un marquis d’Argenson, ministre de Louis XV, qui réclame la création d’un ministère de l’Air, écrivant : « Je suis persuadé qu’une des premières découvertes à faire, et réservée peut-être à notre siècle, c’est de trouver l’art de voler en l’air. Il y aura des armées aériennes. […] Il faudra dans le royaume une charge de Secrétaire d’État pour les Forces aériennes. ».

Le vol devint un fait quarante ans après cet oracle avec le ballon, d’abord captif et, presque d’emblée, militaire, observatoire au service des armées de la République, puis libre mais voguant sans vraiment naviguer. L’aéroplane apparut laborieusement, avec le moteur à explosion, un peu plus de cent ans après l’aérostat, alors que grondaient les rumeurs annonçant les batailles de 1914-1918. Il fut, lui aussi, presque d’emblée un instrument de guerre : les premiers parcours aériens dignes de ce nom ne dataient que de 1908 et le mot ‘avion’, par référence à Clément Ader qui l’avait inventé, servait depuis 1911 à désigner les aéroplanes militaires. La Grande Guerre imposa le fait aérien dans la tactique et la stratégie, suscitant aussi des héros quasi mythologiques et des chevaliers du ciel dont les faits d’armes étaient mieux racontables que les boucheries des combats dans la glaise. L’entre-deux-guerres enfanta naturellement, avec d’ailleurs des équipages et des appareils démobilisés, une aviation civile, marchande, de sport et d’essais dont le développement fut jalonné, à côté de réussites exemplaires et d’exploits bien souvent surhumains, de tentatives malheureuses et de trop nombreuses victimes sacrifiées au progrès. Une Deuxième Guerre mondiale, encore, fit accomplir à la science aéronautique les bonds techniques qui conduisirent aux long-courriers transocéaniques et à cette merveille volante que restera Concorde dans l’imaginaire des hommes, seul moyen de transport capable de battre le Soleil à la course.

La réalité du vol, au long de ses avancées techniques, appela donc une forme nouvelle de littérature, allant du simple reportage à la transcription lyrique de ce qu’on observait ou qu’on pensait pouvoir observer depuis le ciel, à la science-fiction d’un Jules Verne, à l’enthousiasme utopique d’un Victor Hugo, croyant que le ballon ferait disparaître les frontières et saluant en lui « ce glorieux navire, qui va de jour vêtu, à l’avenir divin et pur, à la vertu, à la science qu’on voit luire, à la mort des fléaux, à l’oubli généreux, à l’abondance, au calme, au rire, à l’homme heureux, au droit, à la raison, à la fraternité, à la religieuse et sainte vérité […] à la liberté dans la lumière ». Et puis, le culte de héros insolites appela des biographes pour célébrer leurs hauts faits, tandis que des acteurs eux-mêmes, se transformant parfois en témoins pour l’histoire, se sont faits mémorialistes, le premier d’entre eux étant le baron de Selles de Beauchamp avec ses Mémoires d’un aérostier, publiés à la fin du XVIIIème siècle. Le vol, la conquête du ciel, les avions, les aviateurs, le défrichage des lignes commerciales, la guerre aérienne sont devenus une source d’inspiration renouvelant l’écriture. Les plus grands et les meilleurs auteurs s’y sont mis, pas toujours avec le bonheur qui sied à leur réputation. Edmond Rostand, par exemple, commit en 1911 un poème épique en une interminable suite de quatrains intitulé Le Cantique de l’aile, où les références classiques à la mythologie voisinent avec la gloire de Bonaparte, et où, en dépit d’une grande virtuosité à rimer, nous serions tentés de voir un rien de pompiérisme, et qui se termine ainsi

Gloire au vieil Enchaîné qui, supputant la joie

De planer à son tour,

Étudia, pendant qu’il lui rongeait le foie,

Les ailes du Vautour.

Ce Rostand-ci, qui avait bien d’autres mérites littéraires en d’autres domaines, fut plus tard épaulé par son fils Maurice et ce Rostand-là porta sur la scène un drame héroïque en trois actes et un prologue, en alexandrins, intitulé L’Archange, inspiré du livre achevé en 1918 par Henry Bordeaux sous le titre Vie héroïque de Guynemer, lequel, pour être à une biographie ce que la vie des saints est à l’histoire de l’Église, n’en est pas moins un ouvrage de référence et l’un des premiers monuments écrits élevés avec talent à la gloire de l’aviation.


                                 

                De G. à D. à la table, M. Miannay, Mme Réault-Crosnier, le président Bilot,

                        M. Bazot, M. Deloup et au premier le général Lucien Robineau.

*

En 1909, préfaçant le livre de François Peyrey Les Oiseaux artificiels, Santos-Dumont pouvait déjà écrire : « Les ouvrages sur l’aviation abondent. Quelques-uns n’étaient peut-être pas indispensables… ». S’ils abondaient en 1909, aujourd’hui, ils foisonnent. Il fut tentant, au fil des années, de réunir des morceaux choisis de textes prenant l’aéronautique pour sujet et d’en composer des anthologies. On sera étonné que les anthologies de cette nature en langue française soient assez peu nombreuses : dix à ce jour, la plupart épuisées. La première d’entre elles, a pour titre À Vol d’avion, pages de littérature française de l’aviation. Elle fut publiée en 1926, non par un Français, mais par un professeur italien nommé Americo Bertùccioli (avec une fausse préface d’Henry Bordeaux !). Y sont retenus une cinquantaine d’auteurs, dont Victor Hugo, les deux Rostand, Sully-Prudhomme, Jules Verne, Kessel, Henry Bordeaux. Les trois quarts des autres sont aujourd’hui sortis des mémoires, ne sont jamais entrés dans les dictionnaires et, au mieux, ne sont présents que dans des bibliothèques spécialisées. Pourtant, si l’on excepte quelques besogneux ou pompeux rimailleurs, ce que disaient ces inconnus ne manque pas d’intérêt scientifique, dans la mesure où, ayant cherché dans les archives ou dans leurs propres souvenirs les éléments de leurs chroniques, ils laissent des pages utiles à l’histoire. Et, dans une aussi récente activité humaine que la conquête du ciel, il faut y regarder à deux fois avant de jeter des pièces peut-être indispensables à la restitution du passé. Monsieur Bertùccioli a donc bien fait de leur donner une chance.

Parmi les auteurs dignes d’entrer dans une anthologie de l’air ou de l’espace aujourd’hui, il faut distinguer trois catégories bien différentes.

D’abord, des écrivains ayant depuis longtemps pignon sur rue en littérature, reconnus comme tels par leurs pairs, par la postérité et, parfois, par l’Académie. Mais des écrivains profanes, qui sont des romanciers, des poètes, des philosophes, des historiens ou des biographes, qui ont surtout traité dans leurs œuvres de divers domaines sans rapport avec l’aviation et qui ont aussi, parmi d’autres sujets, écrit sur le vol avant ou après qu’il fut devenu réalité. Leur expérience aéronautique est faible ou nulle, de même que leurs connaissances techniques sont rudimentaires, mais ils ont l’imagination fertile et leur talent est grand à transmettre ce qu’ils ont observé, pensé ou désiré. Ce sont des créateurs. Beaucoup se sont documentés de la façon la plus rigoureuse et ce qu’ils disent est exact, en tout cas n’est presque jamais entaché d’énormités. Un Norman Mailer, par exemple, décrivant un voyage dans l’espace et une arrivée sur la Lune bien avant le décollage des premières missions Apollo, brosse un tableau tout à fait conforme à ce que dira plus tard Neil Armstrong. Mais, de même qu’un terrien parlant de la mer n’en dira que ce qu’on en voit du rivage, de même ces profanes ne peuvent évoquer qu’une aviation vue d’en bas. Ils ont su pourtant juger très tôt les apports du vol aux activités de l’homme. C’est Le Corbusier constatant que l’avion nous a donné la vue d’oiseau et en tirant des conséquences pour le tracé des villes. C’est le diplomate Paul Claudel qui, voyant l’avion passer partout et aller tout droit d’un point à un autre, comprend que pour l’aviateur tout, autour de lui, est devenu navigable et que l’appareil étranger peut porter une menace imparable. C’est Paul Morand affirmant que l’avion, non seulement bouleverse le rythme de notre vie mais encore modifie notre morale, qu’il est un moyen neuf de mieux approcher les vérités essentielles et qu’il modifie notre esthétique. C’est encore Maurice Druon découvrant que le monde, désormais doit être considéré à vol d’homme, qu’à vol d’homme, la notion d’éloignement n’est plus fonction de la distance mais de la durée du parcours et qu’il n’est de villes lointaines que celles qui n’ont pas d’aérodrome. C’est Malraux restituant des aventures aériennes uniques dans La Reine de Saba. C’est Cocteau cherchant, à travers les récits de son ami Roland Garros, à percer la psychologie de l’aviateur…

Une deuxième sorte d’auteurs aéronautiques rassemble des gens dont le métier n’est pas d’écrire, bien qu’ils sachent parfois le faire avec élégance. Ce sont des professionnels de l’air ou de l’espace, des pionniers de la navigation aérienne, des aviateurs des grands raids de l’entre-deux-guerres, des pilotes d’essais, des acrobates du ciel, des pilotes de guerre, des astronautes ou des astrophysiciens. Ces spécialistes n’ont pas d’autre ambition que d’apporter à l’histoire leur témoignage, généralement irremplaçable. Ils ont le plus souvent tout dit en un seul livre, parfois deux voire trois, d’une expérience professionnelle qu’il leur paraît important de faire partager. Parce qu’ils ont pu regarder le ciel à l’endroit, ils veulent dire à ceux qui gravitent sur la terre que les choses, en vérité, ne sont pas seulement ce qu’elles semblent être, que voler procure des émotions uniques et, donnant, avec la notion de l’infini, une idée de la perfection, suscite le dépassement de soi. Ce sont, en somme, des explorateurs revenus rendre compte, souvent avec une sensibilité d’artiste ou de poète, de leurs découvertes et de leurs réflexions. Parmi ceux-là sont Valérie André, Jacqueline Auriol, Élisabeth Boselli, trois femmes pionnières de trois métiers qu’on croyait réservés aux bonshommes, et, aussi, des bonshommes : Louis Blériot, Bernard Duperier, André Turcat, Clément Ader, Henri Fabre, Jean-Loup Chrétien…

La troisième catégorie n’est pas la plus nombreuse, mais elle est la plus féconde, car elle établit un pont entre les deux précédentes, dont elle est la synthèse. Il s’agit d’aviateurs de métier devenus des écrivains professionnels, dont le succès public a prouvé la valeur. Ceux-là non seulement savent ce qu’il y a dans le ciel mais ils savent aussi le transmettre. Ce qu’ils transmettent, ce n’est pas le simple résultat d’une expérience. Ils transposent cette expérience afin d’en dégager les enseignements qu’elle dispense, en vue d’atteindre à une vérité essentielle. Dans leurs ouvrages, l’avion, qui façonna leur personnalité, est présent, mais en arrière-plan, parfois même invisible, et toujours comme outil, jamais comme sujet. Ils sont des créateurs et des messagers, porteurs d’une révélation à communiquer. Naturellement, lorsqu’on évoque ces écrivains-là, le premier nom qui vient à l’esprit est celui d’Antoine de Saint-Exupéry, référence universelle. Il n’est pas seul et, à ses côtés, il faut citer, en France, Joseph Kessel, Jules Roy, Casamayor, Accart, Clostermann et quelques autres, dont Edmond Petit, poète et, surtout, chroniqueur, auteur d’une Nouvelle histoire mondiale de l’aviation où se trouve tout ce qu’il faut savoir en ce domaine. Richard Bach en Amérique, Roald Dahl en Suède, en Angleterre Richard Hillary, parmi d’autres, auront aussi marqué leur temps et mérité d’être traduits en français. Chez nous, à côté de Casamayor, magistrat qui avait été pilote de bombardier pendant la campagne de 1939-1940, connu surtout pour ses livres de géopolitique, mais dont l’œuvre s’appuie presque toujours sur son bref passé d’aviateur militaire, il est, pour dire les choses de l’air, trois écrivains majeurs : Kessel, Jules Roy, Saint-Exupéry. Ceux-là ont aussi en commun d’avoir reçu un Grand prix de l’Académie française.

Joseph Kessel, qui avait volé en escadrille pendant la Première Guerre, fut, en composant le deuxième de ses quatre-vingts ouvrages, l’un des premiers auteurs à bâtir un roman autour de deux aviateurs. L’Équipage, réédité quatre-vingt-deux fois en trente mois, précédait Vent de sable, Les Bataillons du ciel, Tous n’étaient pas des anges, et, surtout, Mermoz, biographie monumentale du plus célèbre héros de l’aviation de ligne. Ce livre est aussi la restitution, homérique et flamboyante comme tout ce qu’écrivait Kessel, mais à quelques détails près parfaitement exacte, de l’histoire de cette ligne d’Amérique du Sud, la Ligne, qui fut réellement, littéralement, une épopée permanente. Ce Mermoz reste le modèle dont se sont inspirés, hier et aujourd’hui, tous les biographes de ce pionnier et le pilier de sa légende. Kessel, qui était de la famille aéronautique, s’était lancé ensuite dans d’autres aventures. Il se replongeait régulièrement dans son milieu pour y chercher le souvenir d’une ambiance qui était un esprit, retrouvait sur les terrains et dans les popotes de vieux camarades, et n’hésitait pas, afin d’être assuré de ne point trahir la vérité, à partager durablement, avec les équipages dont il voulait dire la geste, l’inconfort et l’isolement d’escales africaines minuscules, perdues dans les sables, entre la mer et le ciel, seulement reliées à la civilisation par l’avion du courrier. Il était ainsi devenu l’ami personnel et intime de Jean Mermoz, son confident et, accessoirement, son compagnon de virées parisiennes et nocturnes, ce qui donnait à son futur travail de biographe la plus solide des assises. De même, en 1940, devant dire aux lecteurs de son journal comment vivaient et combattaient les escadrilles en guerre, il s’immergea plusieurs jours dans des groupes de l’armée de l’Air, notamment dans le groupe de reconnaissance où volait Saint-Exupéry. Un tel souci de la documentation vraie, associé à une connaissance personnelle du métier d’aviateur militaire, lui permettait de témoigner avec plus de fidélité que ne pourraient le faire plus tard des historiens pas toujours capables d’interpréter exactement des archives qu’il faut savoir lire, car elles ont leur langage.

Jules Roy était de la même lignée et, un peu du même style, également flamboyant et inspiré, d’une extrême richesse. Il fut officier de carrière, pilote et navigateur, de l’armée de l’Air. En Grande-Bretagne avec les « Groupes Lourds » de 1943 à 1945, il vola en opérations de guerre sur quadrimoteur Halifax comme bombardier commandant d’avion. Les missions de bombardement du Bomber Command sur l’Allemagne, toujours exécutées de nuit et dans des flots de centaines d’avions allant ensemble au même but tous feux éteints, étaient des aventures dont, au total, un équipage sur deux ne revint pas. De telles aventures laissent, à ceux qui les vivent, des sentiments, des impressions, des réflexions et des souvenirs. De cette expérience, Jules Roy tira plusieurs livres, dont La Vallée heureuse, Retour de l’Enfer, Le Métier des armes. Inspiré par Psichari, Vigny et Saint-Exupéry, il est toujours revenu meurtri et tourmenté des actes de guerre qu’il accomplissait, se sentant chaque jour plus barbare en songeant aux bombes qu’il laissait tomber sur un sol ennemi certes, mais habité, se demandant si, combattant d’une juste croisade, le soldat qu’il était devait se voir plutôt comme un barbare ou plutôt comme un croisé. Plus tard, voyant encore, en Indochine, le devoir s’opposer à sa conscience, il abandonna son uniforme de colonel pour la création littéraire à plein temps. Auteur de plus de cinquante ouvrages, poèmes, romans, nouvelles et essais sur des sujets multiples, notamment de société, il composa aussi des Chants et prières pour des pilotes, une Passion et mort de Saint-Exupéry, une biographie de Guynemer, humaine et documentée, enrichie des sentiments qu’il avait lui-même éprouvés comme aviateur en guerre, à coup sûr la mieux conforme au personnage, sinon à une légende expurgée. Des livres qu’il a écrits, presque vingt abordent des problèmes politiques ou bien traitent du métier des armes, une dizaine sont directement liés au vol, à l’avion, à la guerre aérienne, à des aviateurs. Tous n’ont pas, loin s’en faut, l’aviation pour sujet et l’œuvre qui l’a fait le mieux connaître du public, Les Chevaux du soleil, est une fresque historique monumentale en cinq tomes sur l’Algérie depuis l’expédition de 1830. Mais tout ce qu’il a écrit est, d’une certaine façon, autobiographique et, dans chacun de ses ouvrages se trouvent des références à son passé d’aviateur, qui résultait d’une vocation. Sa profession de foi, c’était : « Il est écrit que l’homme quittera son père et sa mère pour s’attacher à sa femme. Sa femme, c’est-à-dire à son amour. Mais notre amour à nous, c’est l’aviation. Nous quitterons tout. L’avion remplacera pour nous tout autre amour. Malheur à celui qui n’a pas compris cela. ».

De tous les écrivains inspirés par l’aéronautique, le plus célèbre, à juste titre, est Antoine de Saint-Exupéry. Il est aussi le plus atypique. Toute son œuvre tient en sept livres, qui n’occupent que mille pages à peine dans l’édition de la Pléiade, et encore, le plus épais, Citadelle, couvre-t-il à lui seul la moitié de ces pages. Ce n’est pas le plus connu, ni le plus lisible et il y a fort à parier que ceux qui l’ont lu entièrement sont rares. Or, c’est un ouvrage posthume inachevé, non expurgé des multiples redites qui l’engraissent et que son auteur eût, on peut en être assuré, condensé comme tout le reste et ramené à moins de la moitié s’il avait eu le temps de le polir. Il suffit, pour s’en convaincre, de lire ce que l’auteur lui-même écrivait de la création : « Il semble que la perfection soit atteinte non quand il n’y a plus rien à ajouter, mais quand il n’y a plus rien à retrancher ». La renommée littéraire de Saint-Exupéry s’est donc, en réalité, établie sur les cinq cents pages des six autres livres. Paradoxalement, si cet auteur est encore aujourd’hui autant ‘vendu’ dans le monde que la Bible, c’est par Le Petit Prince, poème, conte philosophique et chant d’amour sans grand rapport avec l’aéronautique, traduit en plus de cent vingt langues, dont plusieurs fort exotiques. En fait, quatre livres utilisent l’expérience d’aviateur de leur auteur. Ce sont, dans l’ordre chronologique, Courrier Sud, Vol de nuit, Terre des hommes, Pilote de guerre. Pionnier des lignes aériennes, pilote d’essais, pilote de raids, pilote militaire, lui aussi en missions de guerre, Saint-Exupéry a connu une carrière d’aviateur suffisamment longue et suffisamment riche pour procurer à son écriture un socle solide. Mais, ni homme de plume, ni homme de lettres, et surtout pas simple chroniqueur d’un milieu ou d’un moment, il n’est pas un romancier. Vol de nuit est un livre sur la nuit. Terre des hommes est un livre sur l’homme et sur la paix, Pilote de guerre est un livre sur la guerre, sur l’absurdité d’une époque et une réflexion sur l’avenir de la civilisation. Saint-Exupéry est un messager. C’est un moraliste et seulement cela. Un moraliste de l’action en même temps qu’un merveilleux poète. Ses livres répondent exactement à la définition qu’il avait donnée de l’écriture. Cette définition, cet ‘art poétique’ plutôt, il les avait indiqués de deux manières, d’abord dans un article intitulé Le Pilote et les puissances naturelles, où il disait : « Conrad, s’il raconte un typhon, décrit à peine les vagues monumentales, les ténèbres et l’ouragan. Il renonce à traiter cette matière. Mais, dans la cale encombrée d’émigrants chinois, le roulis a versé en vrac leurs bagages, crevé leurs caisses et mêlé leurs pauvres trésors. (…) Conrad ne nous montre du typhon que le drame social ». Il ajoutait, dans la préface donnée en 1939 à Le Vent se lève d’Anne Morrow Lindbergh : « Il n’est point de lecture directe du réel. (…) Les faits concrets ne transportent rien par eux-mêmes. (…) Le grand problème réside évidemment dans les rapports du réel et de l’écriture, ou mieux, du réel et de la pensée. Comment transporter l’émotion ? Que transporte-t-on quand on s’exprime ? Quel est l’essentiel ? Cet essentiel me semble aussi distinct des matériaux utilisés qu’une nef de cathédrale est distincte du monceau de pierres dont elle est sortie. (…) Comme nous sommes loin de ces récits qui enchaînent les événements aux événements avec l’arbitraire d’histoires de chasse ! Comme Anne Lindbergh s’appuie bien, en secret, sur quelque chose d’informulable, d’élémentaire et d’universel comme un mythe ! Comme elle sait bien faire sentir, à travers les réflexions techniques et les notations concrètes, le problème même de la condition de l’homme ! Elle n’écrit pas sur l’avion, mais par l’avion. Ce matériel d’images professionnelles lui sert de véhicule pour transporter en nous quelque chose de discret, mais d’essentiel. »

Ainsi, par cette alliance de deux connivences rares, tout Saint-Exupéry se dévoile, penseur plutôt qu’écrivain, l’écriture ayant pour seul rôle de délivrer la pensée. Lui non plus, évidemment, n’écrit pas sur l’avion, ni sur l’aviation. Il écrit sur l’homme en se servant de l’avion comme d’un outil. Comme Anne Morrow Lindbergh, il écrit par l’avion, l’avion, d’abord instrument d’observation de la Terre, lue par l’aviateur comme un livre étalé sous ses yeux, changeante, renouvelée, universelle. Une demeure, accueillante et douce, parfois aussi une étendue froide, aride et hostile.

*

Des écrivains plus ou moins familiers avec le vol, cependant passionnés par lui, des aviateurs et des aéronautes plus ou moins écrivains mais désireux de témoigner, des professionnels virtuoses à la fois des deux métiers du ciel et de l’écriture, tels sont les hommes et les femmes qui, depuis que le rêve de s’envoler occupe notre esprit, ont donné à la littérature aéronautique ses lettres de noblesse.

Presque aussitôt après que nous avons su voler, nous avions atteint les limites de l’atmosphère respirable. Nous avons depuis longtemps dépassé aussi ces bornes et voici que nous avons commencé de nous évader de l’atmosphère elle-même. L’espace nous appelle. Pourtant, jusqu’à présent, même en comptant les douze Américains qui ont marché sur la Lune, nos explorateurs célestes sont restés dans la banlieue de la Terre : les orbites habituelles des astronautes ne sont éloignées du sol que de la moitié de la distance qui sépare Toulouse de Paris et, bien visible à l’œil nu, la Lune est, à l’échelle cosmique, un satellite proche. Ce sont les astronomes et les astrophysiciens qui nous emmèneront dans l’espace plus lointain, seulement en pensée pour l’avenir prévisible. Ils ont entrepris, eux aussi, de révéler dans des livres ce qu’ils découvrent. Il faut retenir dès maintenant, en France, les astrophysiciens Jean-Pierre Luminet et Sylvie Vauclair. L’une et l’autre sont des savants, des poètes et des philosophes, ainsi que de véritables écrivains. Les livres du premier s’appellent, par exemple, L’Univers chiffonné, Le Rendez-vous de Vénus ou encore La Physique et l’infini. Ceux de la seconde ont pour titres La Symphonie des étoiles ou bien La Chanson du Soleil… Ces savants et ces poètes nous disent d’abord que nous ferions bien de rabaisser notre vanité : nous vivons grâce au Soleil, qui n’est qu’une étoile comme les autres parmi les centaines de milliards d’étoiles d’une galaxie, la nôtre, elle-même membre d’une communauté de milliards de galaxies, dans un Univers probablement infini… Nous procurant une idée des nombres dits astronomiques, c’est bien à l’infini qu’ils nous donnent accès. En rêve pour commencer, comme toujours dans notre histoire.

La littérature et le ciel n’ont pas fini de se fréquenter. C’est, en tout cas, ce que je crois, espérant que vous ne tiendrez pas ce que je viens de raconter pour simples ‘berdineries d’un arcandier’…

Général Lucien Robineau,

discours de réception à l’Académie du Berry,

dit à Avord le 9 octobre 2003,

sur la base « Georges Madon » de l’armée de l’Air.


                                 

                                De G. à D. le médecin général inspecteur Bazot,

                                          le général Robibeau, M. Deloup



Discours de réponse au général Robineau, par le médecin général inspecteur Maurice BAZOT.

Monsieur le Président, mon colonel, Chère consœur et chers confrères, Mmes, Mrs, chers amis,

Mon général, mon cher Lucien,

        Vous venez de séduire l’assistance par un discours tel qu’on les espère en cette enceinte ; brillant, précis, documenté et non dénué d’humour, même si cette heureuse tendance de votre esprit ait été aujourd'hui tempérée par la solennité de la circonstance.

        Avant de vous adresser la réponse d’usage, je voudrais d’abord formuler quelques  remerciements :

- aux membres de notre haut conseil, qui ont bien voulu, sur ma proposition, accepter votre candidature ;

- à notre dévoué clavaire, Philippe Deloup qui a organisé de main de maître cette séance ;

- et surtout au colonel Adrien, commandant la base ;


        Mon colonel

Malgré l’importance de vos charges prioritaires, vous avez bien voulu mettre à la disposition de l’Académie vos locaux, et assister personnellement en ce début de WE à notre séance, mettant à mal l’impatience familiale. Pour avoir été confronté souvent à la même situation lorsque je commandais l’École du Val-de-Grâce, je sais ce qu’il en est.

Soyez assuré, ainsi que tous vos collaborateurs impliqués, le lieutenant-colonel Dedieu, le lieutenant Naud  en particulier, de notre très vive gratitude.

Grâce à votre obligeance, nous avons retrouvé, Lucien Robineau et moi, notre uniforme et la grande famille des armées.


        En effet, nul ne l’ignore plus désormais dans l’auditoire, notre dernier candidat à l’Académie est général. 


Ingénieur diplômé de l’École de l’Air en 1953, général de brigade aérienne le 1er avril 1982, il a poursuivi dans l’armée de l’Air une carrière complète d'officier pilote de chasse.

        J’en rappelle brièvement les étapes, en particulier pour  les militaires présents dans cette salle :

- admission à l’École de l’air en septembre 1951 ;

- commandant d'escadrille et d'escadron en Algérie entre  novembre 1954 et mai 1963, au cours des opérations désormais appelées de guerre ;

- commandant de la 12ème escadre de chasse à Cambrai (1966-68); 

- commandant de la base aérienne de Clermont-Ferrand - Aulnat (1976-78) ;

- chef d'état-major de la Région aérienne Atlantique (Bordeaux (1978-80) ;

- directeur de la Circulation aérienne militaire (Taverny, 1980-84).

        Dans les intervalles, il avait tenu divers postes en état-major et à l’École supérieure de guerre aérienne où il fut trois ans professeur.

A signaler enfin deux séjours à l’étranger, mémorables :

- le premier en début de carrière - (séjour de 18 mois) aux EU avec obtention d’un brevet de pilote au sein de l’US Air Force ;

- le second - en fin de carrière, un voyage d’études en Chine populaire , comme Auditeur au Centre des hautes études de l’Armement.

Trente-trois ans de carrière opérationnelle d’officier et de pilote de chasse, une carrière passionnante et passionnée au service du pays, reconnue et honorée par des distinctions de niveau élevé dans les ordres nationaux ;

- Commandeur de la Légion d'honneur ;

- Grand officier de l'Ordre national du mérite

- Croix de la valeur militaire

- Médaille de l'aéronautique.



Ce rappel (j’en suis conscient) a la sécheresse d’un état signalétique et des services.

Il ne nous dit rien de l’homme, de l’aviateur. Il ne nous dit rien  de ce qui justifie son admission au sein de notre insigne compagnie.


        La vocation aéronautique


“J'ai toujours voulu être aviateur”, m’avez-vous déclaré.

Aussi loin que remontent vos souvenirs, jamais l’idée d’une autre profession n’est venue traverser votre esprit. Pourtant, aucun modèle familial, amical, ou régional n’explique cette vocation aéronautique, précoce et ferme.

En effet, vous êtes né le 13 décembre 1931, à Vinon, près de Sancerre, de parents commerçants, de souche paysanne, au noble sens du terme.

L’un de vos grands-pères était vigneron ; vous avez sans doute  hérité de lui la culture œnologique  qu’apprécient en particulier vos invités.

Le second était charron-forgeron.

Fils et petit-fils de forgerons berrichons, Robert Griffon a remarquablement évoqué, dans un roman historique (le dernier forgeron) l’importance sociale de ce personnage dans une France alors essentiellement rurale. De plus, dans l’armée de l’époque, le “maître-ouvrier” gardait l’importance de son rôle civil. En temps de guerre en effet, l’essentiel reposait sur la traction hippomobile. Les transports de troupe, de munitions, de subsistances étaient étroitement liés à la santé du cheval.  (Par milliers, à l’époque, les chevaux allaient au front. Dans à l’ouest rien de nouveau, Eric Maria Remarque fait une poignante description d’un paysan qui, bouleversé par les cris d’un cheval blessé, veut sortir de sa tranchée, au péril de sa vie, pour l’achever).

Si ce grand-père haut en couleur m’inspire, c’est à cause de l’une de vos confidences ;

vous êtes avec lui dans un champ, pendant la guerre, lorsque des stukas allemands piquent sur un objectif proche, dans la stridence insupportable de leur moteur. C’est la fuite éperdue, et à plat ventre, la protection qu’offre le corps de votre grand-père.

Ce fut sans doute la découverte brutale d’une puissance surhumaine, aux mains d’un homme. Ce souvenir d’enfance vécu dans un mélange de peur légitime et de fascination a peut-être eu dans la genèse de votre vocation aéronautique plus d’importance que celle que vous semblez lui accorder ....


Quoi qu’il en soit, la voie est tracée, vous serez pilote.

Dès lors, des lectures et des activités spécifiques ont votre préférence ; lectures retraçant par ex. l’épopée  de Guynemer, celle des avions dans la guerre 14-18, et même livres de pilotage ;

activités spécifiques ; un baptême de l’air à 15 ans, l’espoir jamais réalisé d’être lâché en planeur, à Nevers la configuration du relief réduisant la durée des vols à moins de 5 minutes... Il faudra patienter bien des années pour ce faire et votre premier vol solo, à Salon,  le  5 mai 1952.


Malgré tout, votre résolution reste entière, et ne pouvant compter que sur vous, vous allez mettre à profit les possibilités que la République offre à ses enfants décidés et volontaires : vous envisagez d’entrer dans une école de pilotage, militaire.

Des années auparavant, la question d’un instituteur avait peut-être ouvert certains horizons : “veux-tu devenir pilote de ligne ou pilote de guerre ? ”...


Ainsi, à  la vocation aéronautique - première et exclusive - allait se mêler peu à peu la vocation militaire. Elle allait faire de vous un militaire de conviction. Comme vous le dites si bien “C’est comme dans certains mariages de raison, l’amour vient par la suite”.


Mais il y avait d’abord des caps  à franchir :

- obtenir un baccalauréat section maths-élém malgré un attrait plus que modéré pour cette discipline ; c’est fait, au lycée de Clamecy, dans la Nièvre, où vos parents ont émigré pour des raisons professionnelles ;

- passer le concours d’entrée à l’école de l’air ; c’est fait, après deux années de “prépa” à Janson de Sailly et au terme d’épreuves que vous avez estimées “très équilibrées,  mais pas très difficiles”.

Avec l’arrivée à Salon, votre carrière va véritablement s’ouvrir, avec son éventail d’activités, de missions et de responsabilités...


  Mais si belle soit-elle, une telle carrière n’ouvre pas la porte d’une société académique destinée - je cite le paragraphe 1 de l’article premier des statuts de l’Académie Berrichonne - à  “grouper, honorer et récompenser les écrivains, poètes, penseurs, historiens, archéologues, analystes, scientifiques, érudits et artistes du Berry, ou qui s’intéressent à notre province”.

                  Tout s’éclaire à cette lecture.

- Scientifique certes dans son champ de compétence spécifique, Lucien Robineau est avant tout pour nous un “berrichon” et à sa manière, un “historien”. Depuis toujours passionné par ce thème, il a eu le bonheur de pouvoir consacrer dix ans de sa vie à l’histoire de l’aéronautique militaire et à sa promotion ; ce qui lui vaut de rejoindre nos rangs.

En effet, à un an de la limite d’âge de son grade, en 1985, il avait été nommé  directeur du Service historique de l’Armée de l’air. (que j’appellerai désormais SHAA).

 

Cher ami,

Le dynamisme et l’activité tous azimuts déployés dans cette fonction jusqu’en novembre 1996 vous a déjà valu : 

- d’être distingué dans l’ordre des arts et lettres au grade de chevalier,

- et d’être élu à l’Académie nationale de l’air et de l’espace, le 17 juin 1995, où vous présidez la section histoire.

        Parmi vos travaux, on dénombre de nombreux articles publiés par diverses revues d'histoire, en France, aux États-Unis et en Allemagne ; la publication en 1999  aux éditions du Cherche  Midi, d’une anthologie de textes aéronautiques : Ciels des Hommes.

Vous avez organisé plusieurs colloques, dont le dernier - c’est vous qui le soulignez - avait un titre un tantinet provocateur :« L'aviation a-t-elle, en 1944, gagné la guerre?”.

Enfin, vous êtes le président sortant du Tomato. Cette association aéronautique remonte à la première guerre mondiale : elle se réunit mensuellement autour d’un conférencier et décerne annuellement une “bourse de la vocation” ; elle est destinée à des jeunes qui, s’engageant dans  une carrière aéronautique ou de l’espace, on déjà prouvé la solidité de leur vocation.


Avec vos collègues, vous êtes ainsi un lien entre le passé et l’avenir.

        Membre d’honneur de notre académie, présente à plusieurs de nos séances, Jacqueline de Romilly, de l’académie française, sait mieux que personne jouer dans le champ qui est le sien ce rôle de passeur.

Elle souligne sans cesse la fonction de l’Histoire :

“aucun homme ne vit sans souvenirs et aucun homme ne peut vraiment vivre sans les souvenirs de l’histoire. Nous avons tous appris de l’histoire ; nous l’avons oubliée : mais elle reste là : elle oriente nos jugements à chaque instant ; elle forme notre identité ; elle préside à la naissance et à la prise de conscience de nos valeurs”.

D’où l’importance et la nécessité pour chaque individu et pour toute société avancée d’enrichir la mémoire collective.

De nombreuses voies sont offertes en la matière.

Depuis les années 70, nous avons assisté à une montée irrésistible de l’audio visuel et à la diffusion massive d’une culture de l’écran au contenu souvent discutable, la tyrannie de l’audimat  laissant peu de place à l’Histoire.

De fait, les véritables gardiens du patrimoine historique restent les musées. Depuis des siècles et depuis les premiers cabinets de curiosité, ils illustrent le passé, avec pour fonction d’en conserver les témoignages et de  les rendre accessibles et compréhensibles aux publics. 

Mais au delà des objets, “la substance même de la mémoire, c’est le document, et premier d’entre eux, le document écrit” (Robineau).

Le rôle des services d’archives est de collecter ces témoins du passé, d’en assurer la conservation et  la communication  aux historiens et à tous ceux qui cherchent des explications aux événements ou, tout simplement, leurs racines.


La France s’est dotée de trois grandes administrations chargées des archives publiques :  les « Archives de France », la plus importante ;  les « Archives diplomatiques », enfin les              « Archives de la Défense ».

Au sein du ministère de la Défense, l'administration des archives est confiée à trois services distincts, relevant des trois grands corps, Terre, Air, Mer.

(Pour mémoire - car j’en fus le gardien quelques années, j’évoquerai celles du Service de Santé, sises au Val-de-Grâce. Crées en 1916, elles eurent une existence officielle éphémère. Néanmoins, elles mettent toujours à la disposition des chercheurs un fonds très riche, s’agissant en particulier du Premier empire, de la Restauration, du  2e Empire et de la guerre 14-18).



        Mais il convient aujourd’hui de donner la préséance au général Robineau et au Service historique de l’armée de l’Air (SHAA).

 

Né en 1934, peu après la création de l'armée de l'air, le  SHAA est installé depuis 1968 dans une demeure royale, le château de Vincennes. Au service de son armée et du public, i1 est à la fois service d'archives, centre de recherche historique et gardien des traditions. Garant de la mémoire de l'aéronautique militaire et de l’armée de l'air, le SHAA a pour mission de la conserver, l’enrichir et la diffuser.

Émanant de toutes les structures de l’Armée de l’air, ses archives vont du simple rapport manuscrit à la liste informatique en passant par le dossier d'objectif de bombardement.

Malgré leur relative jeunesse, elles sont d’une richesse exceptionnelle. Songez à ce que représente 10 km linéaire d’archives papier...


Mais il y a plus.

L’armée de l’air est née avec la photographie, qui matérialisa la première de ses missions : l’observation aérienne : le SHAA détient plus de 5 millions de photographies, dont 100.000  inventoriées pièces à pièces, et plusieurs millions indissociables des archives papier (Citons à titre d’exemple, dans les classeurs de Guynemer, les clichés tirés en combat annotés de sa main ).


Enfin, promoteur en la matière, le SHAA a développé depuis plus de vingt-cinq ans une section audiovisuelle, avec pour objet d’écrire une histoire vivante à partir de documents filmés.

Cette section recueille également le témoignage des acteurs de l’histoire, militaires de tout grade, et responsables du secteur civil... En l’état actuel, elle conserve plus de 900 témoignages oraux représentant plus de 3000 heures d’écoute.


La diffusion de la mémoire de l'armée de l'air auprès du public le plus large est assurée par l'accueil des chercheurs en salle de lecture, et par des publications, des colloques et des expositions. La dernière d’entre elles, présentée dans les locaux de la mairie de Saint-Mandé, a pour titre “Sur un air de réclame : aéronautique et publicité”. Elle présente  l’histoire des débuts de l’aviation à travers l’imaginaire des publicistes de la Belle époque (Dont Nadar “aéronaute célèbre autant que passionné et un photographe de génie”).


Centre de mémoire aux supports les plus variés, le SHAA est également un centre de  recherche historique.

Celle-ci est confiée pour l’essentiel à des historiens professionnels. Ce parti pris original lève toute ambiguïté quant à l’objectivité de leur constat et de leurs conclusions. “Tous s'emploient - avez-vous écrit - “à retracer l'histoire de l'aéronautique dans le cadre des grands phénomènes politiques, militaires, économiques et techniques du temps étudié”.


Enfin, le SHAA, unité de l’Armée de l’air, est le gardien de la symbolique et des traditions.


En somme un splendide outil de connaissance, où dix ans durant, vous avez laissé votre marque en faisant fructifier l’héritage avec passion.


L’un de vos premiers objectifs fut de promouvoir ce service,  alors insuffisamment connu, même au sein de l’Armée de l’air (où il est encore parfois assimilé au musée de l’air). Vous avez aussi du lutter contre les menaces d’absorption en faisant reconnaître sa spécificité.


Mais “faire-savoir” présuppose la possession d’un véritable “savoir-faire”. Vous avez renforcé la crédibilité du service, en particulier au niveau des historiens et de l’Université, en montant en puissance  son centre de recherches.

Afin de ne pas laisser flotter le soupçon d’écrire une histoire de l’aéronautique militaire “au garde-à-vous”(c’est votre expression), vous avez augmenté sensiblement l’effectif des chercheurs. A votre départ, le groupe de douze historiens comptait dans ses rangs deux conservateurs du Patrimoine diplômés de l'École des Chartes et quatre chercheurs,  professeurs détachés de l'Éducation nationale. En l’état actuel, l‘un de ces quatre derniers postes est vacant, information peu agréable quant on sait l’énergie et l’obstination qu’il faut déployer pour secouer l’inertie bureaucratique et aboutir à ses fins.

Non content d’étoffer les effectifs, vous avez poussé vos collaborateurs à poursuivre leur cursus universitaire en accédant au doctorat (l’une d’entre elles a soutenu sa thèse en 2002). 

        Par voie de conséquence, le nombre des publications émanant du SHAA a augmenté de façon spectaculaire, en particulier dans la revue historique des armées.

Vous avez su laisser à tous l’indépendance nécessaire à “l’objectivité historique” (Pourtant parfois difficile à supporter, car les historiens sont des hommes, avec aussi leurs obsessions et leur parti pris, et vous fûtes une fois en dix ans, dans l’obligation de censurer).


        Vous avez enfin organisé trois colloques et assuré la publication de leurs actes.


En somme, une remarquable action au profit d’un service, au profit de l’histoire de l’armée de l’air et plus généralement du patrimoine historique général.


Mesdames, Messieurs,

Je viens d’évoquer à grands traits le pilote militaire, l’historien et l’outil qu’il sut dix ans durant magnifier.

Il reste à parler de l’homme.

Rassurez-vous, je n’ai pas l’intention d’utiliser pour ce faire la grille de lecture de mes collègues, psychologues, psychiatres et autres psychanalystes, de l’armée de l’air en particulier, qui dissèquent à loisir les soubassements inconscients de la motivation aéronautique et de ses avatars.

Quand on est reçu à la visite médicale, on a fait le plus dur”, ironisait l’un de vos professeurs de mathématiques. Redoutable au plan physique à votre époque, cette visite ne l’est pas moins devenue maintenant dans ses critères psychologiques...

Non, mes propos sont dictés à la fois par l’amitié et surtout par les résultats d’une enquête.

        Nos responsabilités professionnelles respectives ne se sont jamais croisées, mais nos routes privées souvent : en début de carrière  notre voisinage  fut à l’origine de l’amitié et du plaisir des rencontres familiales ; en cours de carrière, j’ai pu découvrir avec mon épouse sur la base de Cambrai l’esprit de cohésion si puissant dans votre armée, et son sens de la fête (du “dégagement” diriez-vous).


        Mon discours est aussi et surtout dicté par l’enquête réalisée auprès de vous, par le truchement de votre très long témoignage enregistré, conservé au SHAA.

(J’ouvre ici une parenthèse pour souligner la valeur inestimable de tels témoignages, complétant, éclairant, nuançant, amendant les documents écrits qu’ils viennent recouper).


Dans ce tête à tête prolongé et intime, si j’ose dire, j’ai retrouvé l’homme que je connaissais, aussi spontané et naturel que dans la vie. J’ai découvert surtout, au delà du professionnel, l’humaniste.

Si les considérations techniques et tactiques aéronautiques l’emportent en quantité - c’est bien le moindre que l’on puisse en attendre - de nombreuses passages illustrent les facettes de votre caractère.

Un sens du commandement inné et la capacité à faire confiance.

Vous avez un tempérament de chef et d’homme d’action : l’homme d’action n’exerce-t-il pas son art principal lorsqu’il délègue, lorsqu’il distribue les tâches, lorsqu’ayant réuni quelques hommes (qui à leur tour en réunissent quelques autres), il explique ce qu’il veut obtenir, en même temps qu’il écoute ce dont on l’informe.


Vous avez toujours mis au service de votre esprit d’entreprendre un  sens inné du contact, l’enthousiasme, souvent la passion, dynamisés par un optimisme à toute épreuve.

Je n’ai aucun mérite à être heureux quelque part. C’est ma nature - dites-vous - je me suis toujours considéré comme physiquement indestructible, moralement indestructible. j’ai de la chance”, une chance que l’harmonie familiale est venue étayer et renforcer.


Vous êtes, Lucien, chaleureux et - je l’ai déjà évoqué - plein d’humour.

Chargé d’agressivité chez certains, l’humour est chez vous synonyme de joie et de sérénité.

- De joie et de plaisir à partager. Vous avez fait vôtre ce mot de Julien Green :

tout ce qui est triste me parait suspect”. Est-il nécessaire en effet d’être grave et compassé pour accomplir des choses sérieuses ?


- Humour synonyme
de sérénité, mais de sérénité que je dirais parfois affichée.

Il suffit de vous entendre évoquer la mort d’un équipier (qui plus est  témoin lors de votre mariage) pour comprendre la nécessité - confronté à un métier dangereux - de se donner l’apparence d’être “cuirassé”.

Un militaire ne doit pas avoir d’état d’âme. Il doit obéir ou se démettre. Il n’en reste pas moins un homme, avec ses scrupules, ses réflexions intimes, et ses ambivalences, propres à la nature humaine (“mon premier tir sur des fellaghas m’a plongé dans un sentiment composite, à la fois désagréable et exaltant” confiez-vous).

Comme tous vos collègues, vous avez souvent côtoyé les limites, frôlé la camarde. Certes, l’aviateur semble avoir de la mort une perception différente de celle du fantassin, qui, impuissant voit souffrir et mourir son camarade dans ses bras. En vol, c’est la vision d’une boule de feu, d’une mort propre, brutale, sans souffrance. On ne verra plus l’ami, le camarade.  Mais il n’est pas pour un chef de pire mission que celle de se présenter, en uniforme, gants blancs, poignard au coté, à une épouse de pilote qui réalise, avant le premier mot, que le pire est arrivé.

Blindé, avec toute la retenue et la pudeur nécessaires lorsqu’il s’agit de ne pas étaler ses sentiments, blindé mais sensible à la beauté du monde. Il faut vous entendre décrire  le paysage  Sancerrois et son évolution, la beauté indescriptible de la Provence vue d’en haut. Il faut vous entendre évoquer l’odeur du maquis corse, et celle, différente, de la Provence.


Chez vous enfin, il n’y a rien du sentiment de supériorité, de la superbe prêtée à votre époque à ceux qui représentaient dans votre armée l’élite écrasante des pilotes de chasse. Vous avez fait votre métier en n’éprouvant rien d’autre - je cite -“que le plaisir physique d’actes nourris de sens qui se suffisent à eux-mêmes”. De Saint-Exupéry poursuivait : “Je n’éprouve ni le sentiment d’un grand danger, ni le sentiment d’un grand devoir... C’est bien ainsi. L’amour de son Dieu, chez le sacristain,  se fait amour de l’allumage des cierges.”


Il faut à ceux de notre génération une étonnante capacité d’adaptation, tant s’accélèrent les progrès techniques. Vous avez connu le temps où l’on pouvait tranquillement jouir de l’instant présent ; ainsi par exemple des quatre jours sur le paquebot Liberté (en 1ère et caviar à la louche) ; des journées de train entre New-York et votre lieu de stage. Maintenant le temps s’est accéléré, et c’est “en temps réel” que s’échangent les informations, par courriel... 

Vous aviez déjà fait bénéficier le SHAA de tels progrès. Dans votre fausse retraite (on dit deuxième section pour les officiers généraux), l’informatique n’est qu’un simple outil au service de votre fringale d’activités. La meilleure façon de ne pas vieillir.

Mieux que  moi, Antoine de Saint-Exupéry a développé cette idée dans “Vol de nuit” :

 

“Il vieillissait si dans l’action seule il ne trouvait plus sa nourriture...

“Nous ne demandons pas à être éternels, mais à ne pas voir les actes et les choses tout à coup perdre leur sens. Le vide qui nous entoure se montre alors”.

“Le but peut-être ne signifie rien, mais l’action délivre de la mort”.


Je formule le vœu de vous voir garder le plus longtemps possible cette jeunesse d’esprit et ce dynamisme, que pour une part désormais, vous voudrez bien mettre au service de l’Académie berrichonne, heureuse et honorée de vous compter désormais dans ses rangs.


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Dernière modification : 17/04/2009
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