Jules Néraud




Jules Néraud, botaniste




Aurore Berger Bjursell



REMERCIEMENTS


M. Guy Courcou,Docteur en pharmacie

Mme Evelyne Caron,Bibliothèque de La Châtre

Mme Sandra Pinto,Fonds patrimoniaux de la Bibliothèque de La Châtre


INTRODUCTION

Que serait la botanique sans Jules Néraud ?

Autant se demander à quoi la botanique ressemblerait sans les travaux de Linné et autres Jussieu semble légitime, autant cela peut sembler incongru dans le cas du botaniste berrichon Jules Néraud que l'auteur George Sand surnommait « Le Malgache ».


Plonger dans les arcanes de l'histoire peut être compliqué. Cette maigre recherche sur Jules Néraud le prouve. Après des mois de fermeture, les fonds patrimoniaux de la ville de La Châtre ont rouvert le 22 mai 2014. Deux après-midis par semaine, révélant très peu de matériel sur les recherches en botanique de Jules Néraud.Les archives numérisées de la Bibliothèque Nationale de France ont été à peine plus généreuses. Les fonds patrimoniaux du Museum d'Histoire Naturelle de Paris n'ont fait ressortir que La Botanique de l'enfance, unique livre de Jules Néraud paru de son vivant et quelques planches de botanique collectées durant ses explorations dans l'hémisphère sud.

Le fantôme de Jules Néraud reste difficile à invoquer et chaque nouvelle découverte semble vouée à soulever plus d'interrogations qu'à apporter de réponses. Car Jules Néraud avait un défaut très handicapant. Il était modeste, trop modeste. A force de modestie, celui que George Sand décrivait comme « un des hommes les plus savants de France, mais personne ne s'en doute, pas même lui... », ne nous a laissé que peu de traces, dont la néraudie, une urticée exotique en voie de disparition. Si bien que le sous-titre de cette communication pourrait être« Jules Néraud, qui s'y frotte, s'y pique. »


Cette piètre tentative de reconstruction des aventures du Malgache vous permettra de découvrir comment un ancien juge de paix est entré dans l'histoire de labotanique en donnant son nom à plus d'une plante exotique, comment les amis Jules Néraud et George Sand se sont aidés mutuellement d'Indiana à LaBotanique de l'enfance, comment les talents d'observation du botaniste berrichon ont été perçus par d'autres botanistes, professionnels et amateurs, et ce qui constitue l'héritage de Jules Néraud.


Jules Néraud, de La Châtre aux îles Mascareignes


Connu sous la plumede George Sand dans la IVe des Lettres d’un voyageur,  comme étant « Le Malgache »,Jules Néraud hérite de son surnom suite à ses voyages aux îles Madagascar et Mascareignes - Maurice et la Réunion. Né à La Châtre le 7 vendémiaire de l'anIV (09/10/1795) rue de la Liberté, dans une famille de notables, il est le fils de Pierre Néraud, juge au Tribunal du District et de Madelaire (? parfois orthographiée Magdeleine) Pinon.


Il est interne au collège des oratoriens de Vendôme, de 1807 à 1812, en même temps qu'Honoré deBalzac, de quatre ans son cadet. Toutefois, la différence d'âge entre les deux adolescents est telle qu'aucun des deux ne gardera souvenir de l'autre. Jules Néraud, alors davantage intéressé par la nature et le dessin finit par étudier le Droit à Paris. Une fois diplômé, il devient juge de paix à La Châtre. Sa nomination déplaît à la petite bourgeoisie castraise qui, on l'imagine,n'apprécie pas que la famille Néraud continue à briguer de hautes fonctions comme elle le faisait avant la Révolution française. Attisant les jalousies malgré lui, Jules Néraud est destitué de ses fonctions un an plus tard.


Cet incident lui permet de renouer avec sa passion pour les plantes, bien que sa première expédition se déroule en fait quelques années plus tôt, l'année de ses 18 ans.Comme Jules Néraud l'explique dans la préface de La Botanique de l'enfance– son ouvrage édité une première fois en Suisse anonymement avant d'être réédité à Paris sous le titre de Botanique de ma fille – il est autorisé à partir pour les Indes à l'âge de 18 ans. Ne trouvant pas les émeraudes qu'il espérait récolter, Néraud se rabat sur une autre richesse de la terre indienne : sa flore. Le botaniste amateur fait remarquer dans cette même préface que « Si la terre n'était pas semée de pierres précieuses, du moins elle était émaillée de fleurs charmantes ».


Alors que la raison le fait étudier le Droit comme le veut la tradition familiale, c'est bien la passion qui le pousse à partir herboriser en France suite à ses déboires en tant que juge de paix. Au gré de ses pérégrinations, Néraud arrive à La Rochelle et, guidé par le hasard ou le goût pour l'aventure, embarque à bord d'un navire qui va l'emporter vers l'Île-de-France et Madagascar. Il va rester cinq années à la Réunion de 1815 à 1819, à collecter des plantes[1]. En 1818, son herbier de plus de 800 plantes rejoint la collection monumentale – recensant pas moins de 87 000 espèces ! - du botaniste amateur Benjamin Delessert (1773-1847). En 2014, les planches numérisées de douze deces spécimens collectés aux îles Maurice et de la Réunion sont consultables enligne sur la base de données du Conservatoire et Jardin botaniques de la villede Genève, dont des feuilles et graines du Diospyros neraudii, une variété d'ébénier de l'île Maurice, qui comme son nom l'indique, a été baptisé par Jules Néraud.


Ce n'est toutefois pas dans la collection monumentale d'herbiers de Delessert que le nom de Jules Néraud apparaît le plus, mais bien dans celle du Museum d'Histoire Naturelle où on rencontre plusieurs variations latines du nom Néraud (neraudia, neraudiana,neraudianum). Ces spécimens, majoritairement collectés par d'autres botanistes que l'enthousiaste berrichon, portent néanmoins son nom. Et ce, grâce à un chef de mission scientifique qu'il avait guidé pendant trois mois lors d'une expédition royale : Charles Gaudichaud-Beaupré (1789-1854),  pharmacien de la Marine, qui va lui dédier une espèce d'urticée.


En 1817, la France envoie le géologue Louis de Freycinet (1779-1842) – auteur de Voyage aux Terres australes – faire un tour du globe lors d'une mission scientifique (botanique, physique, ethnologique) afin de documenter les parties du monde encore méconnues. Gaudichaud est alors choisi par le naturaliste Jean René Constant Quoy (1790-1869) pour remplacer Villeneau[2] comme botaniste de l'expédition qui se déroule de 1817 à 1820. Il sembarquent sur la corvette l'Uranie qui fait escale à Tenerife, Rio de Janeiro, le cap de Bonne-Espérance, les Mascareignes, les îles de la Sonde, les Mariannes, les îles Hawaï et les côtes méridionales de l'Australie[3]. C'est lors d'une étape de cette expédition que Jules Néraud guide Charles Gaudichaud sur l'île qu'il habite et lui confie ses précieuses collections de végétaux : 700 espèces phanérogames constituant 256 genres et 130 cryptogames. Malheureusement, l'Uranie finit par échouer aux Malouines[4], en février 1820, et l'entreprise naturaliste de Néraud tombe littéralement à l'eau. Gaudichaud s'en lamente dans le chapitre V de Voyage autour du monde : entrepris par ordre du roi ... exécuté sur les corvettes de S.M. l'Uranie et la Physicienne, pendant les années 1817, 1818, 1819 et 1820(1826), tout en remerciant Néraud :


« Je dois aussi un témoignage public de magratitude à M. Néraud, actuellement avocat à la Châtre, mais alors habitant de l'Ile-de-France, qui s'était dépouillé pour moi, dans l'intérêt des sciences, de la plus grande partie de ses collections, et notamment de toutes les plantes nouvelles qu'il avait recueillies pendant un séjour de plusieurs années. Toutes ces richesses ont été ensevelies dans les eaux des îles Malouines ! »

Après deux mois d'attente, l'équipage est secouru par un trois-mats baleinier américain, le Mercury, qui les transporte jusqu’à Montevideo en Uruguay. Freycinet parvient alors à racheter le navire qu’il rebaptise la Physicienne.

En hommage à JulesNéraud, le pharmacien botaniste lui dédie quatre variétés d'urticées : le Neraudiasericea (1830), le Neraudia ovata (1826), le Neraudia pyrifolia[5] et le Neraudia melastomæfolia (1826), qui sont inclus dans l'atlas du voyage de l'Uranie (1826), de l'Herminie (1830) et de la Bonite(1836). Il décrit[6] des : « arbres à écorce tenace dont on fait des étoffes, des filets, des cordes, etc. [qui] abondent dans ces îles ; ils appartiennent à la famille des urticées, et quelques-uns à la famille des malvacées. Les plus importants par leur utilité sont (...) les neraudiamelastomæfolia et ovata, nommés hoho-loa, à raison de la grande quantité de suc lactescent qu'ils fournissent. »


Au cours du Xxe siècle, deux nouvelles variétés de néraudies – qu'on appelle ma'oloa à Hawaï – seront découvertes par le botaniste australien Richard Summer Cowan (1921-1997) : le Neraudia angulatadont les animaux apprécient les grandes feuilles et le Neraudia kauaiensis.


Car, ce n'est pas à Madagascar, à la Réunion ou à l'île Maurice qu'on trouve ces arbustes urticants, mais à Hawaï - dont l'ancien nom était les îles Sandwich, et où Gaudichaud avait passé une semaine à herboriser -  ; les néraudies étant une variété endémique de l'archipel.


Ce qui peut surprendre tous ceux qui s'imaginaient la néraudie comme décrite par George Sand[7] :


« Mais l'amant de la science mit sa conquête aux pieds de M. de Jussieu, et se trouva récompensé au delà de ses désirs lorsque le grand prêtre de Flore accorda le nom de Neraudia melastome folia à une belle fougère de l'île Maurice, jusqu'alors inconnue à nos botanistes. »

Jules Néraud & George Sand


Ce qu'on connaît de Jules Néraud, botaniste amateur, nous est majoritairement parvenu grâce aux lignes de son amie de longue date, Aurore Dupin, puis Dudevant, sous le pseudonyme de George Sand.

Vers 1820, celle qui n'est pas encore George Sand a 16 ans. Jules Néraud, de neuf ans son aîné, est revenu en France à la demande de ses parents en 1819. Il est maintenant avocat à La Châtre et cultive des arbres et plantes exotiques dans son jardin à Vâvre, en contre-bas de la route qui rejoint La Châtre à Briantes. George Sand raconte dans Lettre d'un Voyageur[8] qu'en rentrant du couvent, elle découvre des dahlias dans la haie bordant le terrain de la propriété de Jules Néraud, et vole la fleur exotique que le botaniste berrichon a acclimatée. Soit qu'il l'ait en effet vue ou qu'on l'ait informé de l'innocent vol, Jules Néraud saisit l'opportunité de faire livrer plusieurs dahlias à Nohant. De là va naître une amitié fidèle fondée sur la fascination pour la nature ; Néraud initiant à la botanique autant George Sand que plus tard les enfants de cette dernière.


Bien que Jules Néraud, ses calembours, sa peau cuivrée et sa mauvaise dentition ne plaisent guère à George Sand -  qui ne lui rendra jamais ses sentiments amoureux - les deux personnalités partageront points communs et centres d'intérêt, qui continueront à unir leurs intellects malgré la distance et le passage du temps.



L'avocat et la future femme de lettres se sentent mal à l'aise avec les conventions de la société dans laquelle ils évoluent. Herboriser leur permet, en se rapprochant de la nature, de se libérer de leur condition. Outre l'amour des dahlias, ils ont tous deux le goût pour la botanique en général, seule science que George Sand qualifie de poétique. L'attrait pour cette activité de plein air étant pour l'un  – Néraud – un moyen deconnaître le monde et pour l'autre – Sand – une source d'inspiration toute romantique. Dans son article intitulé George Sand et Jules Néraud, botanistes, le maître de conférences émérite en littérature, Jean-Pierre Leduc-Adine, postule que botanique et littérature font bon ménage car dans l'étude d'une plante ou l'écriture d'un roman, il faut d'abord analyser avant de synthétiser[9]. La bonne dame de Nohant qui écrira à Éverard « Mes romans sontdes herbiers[10] », publie son premier ouvrage seule et sous le pseudonyme de George Sand en 1832. En partie grâce aux récits de voyages de Jules Néraud.


1832 est l'année qui voit George Sand publier en son nom propre à la fois Melchior - une nouvelle - et Indiana. Indiana, drame bourgeois sur la condition d'une Créole mélancolique mariée à un militaire âgé qu'elle n'aime pas, permet d'introduire des éléments exotiques dans la trame d'un récit somme toute prévisible. Paysages de l'île Bourbon, flores odorantes et plantes alors méconnues en Europe donnent un relief savoureux à ce premier roman. Pour décrire ces paysages et plantes qu'elle n'a jamais vus, George Sand s'inspire des récits devoyages de Jules Néraud à Madagascar et à l'île Bourbon à la fois dans les parties descriptives d'Indiana et de Melchior.

Trouvé dans la collection du bibliophile Lovenjoul, un carnet manuscrit non paginé de JulesNéraud de 58 pages contenant esquisses, observations et lettres décrivant avec précision la flore de l'île Bourbon, permet à Georges Lubin, dans son article intitulé George Sand et son « Malgache », Une sourced' « Indiana » de comparer les passages d'Indiana avec les descriptions de Néraud qui sont parfois reprises telles[11] quelles dans le roman de George Sand.


   
 

Carnet  de Jules Néraud, folio 3 : « Le terrain sur lequel Saint-Paul est  bâti doit son origine aux sables de la mer et à ceux des montagnes que la  rivière des galets a charié [sic] à de grandes distances de son embouchure,  au moyen des remous de son courant. »

 
 

Indiana p.214 : « Le terrain sur lequel  Saint-Paul est bâti doit son origine aux sables de la mer et à ceux des  montagnes que la rivière des Galets a charriés à de grandes distances de son  embouchure, au moyen des remous de son courant. »

 



Néraud, toujours amoureux éconduit de Sand - quitte à déclencher des crises de jalousie inouïes chez son épouse (née Céphise Thabaud de Bellai) - offre ce carnet rempli d'impressions imagées et épicées à la romancière pour qu'elle l'utilise comme bon lui semble.


Les longues notes de Jules Néraud dont les talents ne se bornaient pas à ceux de collecteur de végétaux, puisqu'il alliait selon la femme de lettres[12] «tant de grâce (...) à tant de clarté, tant de savoir à tant d'humeur poétique » servent donc à imposer George Sand dans le paysage littéraire français.


Trois ans plus tard,  en 1835, Mme Néraud meurt. Jules Néraud qui a eu un fils, Olivier, et une fille, Angèle, projette des voyages à Alger (1836) et en Suisse (1841) où il collecte insectes, graines et plantes.


George Sand encourage le Malgache à partager sa passion pour la nature dans un livre. En 1840, Jules Néraud achève la rédaction de La Botanique de l'enfance. C'est un petit ouvrage élémentaire adressé à sa fille Angèle, à la seconde personne du singulier, expliquant la composition des familles de végétaux. Leurs caractéristiques, les lieux où ils poussent, les usages qu'enfont les êtres humains sont décrits avec précision et humour. Ainsi dans la quarante-huitième leçon, Jules Néraud, parlant des vignes, ose comparer lesvins de Tokai et de La Châtre :


« Les qualités de vin sont en nombre infini : l'on peut considérer comme extrêmes le vin de La Châtre et celui de Tokai, l'un se vendant 10 centimes le litre et l'autre 30 francs. Au surplus leur mérite suit à peu près la même proportion : un verre de Tokai donnant bien aux gourmets huit cent fois autant de plaisir qu'un verre de vin de La Châtre. »

George Sand est sa correctrice, elle supprime des calembours et des termes qu'elle juge trop rabelaisiens pour être laissés dans un ouvrage à destination des jeunes filles. La bonne dame de Nohant recommande Néraud au couple de poètes Olivier, à Lausanne, qui lui présentent l'éditeur Ducloux. L'ouvrage, ludique, va arriver entre les mains de l'éditeur Bridel. Ce n'est pourtant qu'en 1847 que La Botanique de l'enfance – dont l'auteur est alors anonyme – est commercialisé une première fois.


Jules Néraud va mourir, rue de Lucet, à La Châtre, le 11 avril 1855, sans savoir que son livre, réédité en 1866 en France chez l'éditeur parisien Hetzel – c'est à dire l'éditeur en 1844 du Diable à Paris, auquel participait George Sand, et à partir de 1863 des Voyages extraordinaires de Jules Verne – est entrain de devenir un « best-seller » de la IIIe République grâce à une version remaniée par Jean Macé.


George Sand qui avait préfacé la première édition du livre, disparaît de la réédition parisienne, car son socialisme déplaît à Jean Macé – ami de Jules Néraud et dorénavant fondateur de la Ligue de l'enseignement – qui comme le rappelle Pierre de Boisdeffre dans Contre le vent majeur a modifié chaque « Dieu » de La Botanique de l'enfance – sous la plume de l'agnostique Jules Néraud - par « Créateur ».


Réception critique des observations botaniques de Jules Néraud


La Botanique de l'enfance, puis Botanique de ma fille connaissent un joli succès d'estime. Tout comme les ouvrages de Jules Verne, ils sont offerts pour les étrennes. Livre élémentaire à destination d'un lectorat jeune, la Botanique de Jules Néraud est pourtant bien un ouvrage détaillé dont la validité scientifique est confirmée dès la préface de Jean Macé dans l'édition parisienne modifiée et illustrée par Lallemand qu'est Botanique de ma fille.


« Enfin, comme dernière garantie, avant d'être livré à l'habile artiste qui se chargeait de l'illustrer, le manuscrit définitif a passé tout entier sous les yeux d'un des plus savants botanistes de France, M. Buchinger[13], de Strasbourg, lequel, par parenthèse, y a aussi appris quelque chose. Il y a trouvé l'extrait de baptême de la Néraudie, cette belle urticée des îles Sandwich, destinée à faire vivre dans la nomenclature botanique le nom du botaniste berrichon, et dont l'origine était restée pour les dictionnaires étymologiques une énigme à deviner. »

Il est bon de nommer l'existence de Mélanges de Botanique dans les fonds patrimoniaux de labibliothèque de La Châtre. Malgré une demande d'achat, la bibliothèque de La Châtre n'avait pas pu acquérir l'ouvrage édité en Suisse en 1847. Pour rendre justice à l'ouvrage, le manuscrit est emprunté à Jules Néraud le 1er août 1853 par M. Laureau-Hay, bibliothécaire, qui le copie intégralement à la main.


Mélanges de Botanique ou La Botanique de l'Enfance débute par les éloges du mycologue Joseph-Henri Léveillé (1796-1870) qui apparaît dans le manuscrit comme « membre de l'institut » alors qu'il n'était, selon le fruit de cette recherche, « que » médecin participant à la Société Philomathique de Paris, dont certains des membres prestigieux se seront appelés Antoine Lavoisier, Augustin Fresnel, Louis Pasteur ou Henri Becquerel.


Car bien que vivant coupé du monde dans son ajoupa sur les rives de l'Indre, Jules Néraud n'est en rien isolé de ses contemporains. Victor Borie[14] fait remarquer dans Petites Biographies berrichonnes que :


« (...) des lettres de Cuvier, de Desfontaines, de H. Delatouche, son compatriote, attestent qu'il n'était resté étranger, par son nom et par son œuvre, à rien d'élevé dans la science et dans la littérature. »

Et si le nom de baptême du Malgache reste associé aux plantes exotiques et à un livre pour enfants, il n'en est pas moins important pour la flore du centre de la France. Le botaniste Alexandre Boreau (1803-1875) auteur d'une Flore du Centre de la France (1840) cite souvent les communications de Jules Néraud traitant de la flore du Berry. Gabriel Chastaingt (1831-1892), Membre de la Société Botanique de France, faisant remarquer dans  le tome 38 de Mémoires de la Société académique de Maine et Loire que Néraud et Faulchier « ont fourni de précieux documents au savant botaniste angevin, pour son excellente "Flore du Centre de la France". [15]»


Pourtant, au fil des ans, les talents de praticien de la botanique de Néraud sont remis en questions. Parmi les critiques les plus virulentes, on notera celles du botaniste belge Léo Errera (1858-1905), qui exprime beaucoup de mépris, non seulement pour Botanique de ma fille, mais encore davantage pour les scientifiques qui se sont formés avec le livre de Jules Néraud.

Dans son ouvrage posthume publié en 1908, sous le titre Recueil d'Œuvres de Léo Errera :Botanique Générale, on peut lire[16] :


« Parmi les naturalistes, les adeptes de la science pure - anatomistes, physiologistes, gens de laboratoire - sont en général assez portés vers les choses nouvelles, tandis que ceux qui font de la science appliquée - qu'ils soient médecins ou agriculteurs, qu'ils piquent des Coléoptères, qu'ils sèchent des lichens ou qu'ils cultivent des Orchidées - sont d'ordinaire attachés aux anciens errements. Ils éprouvent une répugnance étrange à admettre les idées qu'on ne leur a pas inculquées à l'Université ou à l'École. Souvent ils ont puisé leurs notions scientifiques générales dans quelque ouvrage intitulé : "Les trois Règnes de la Nature", ou bien "Les merveilles de la Science", ou encore : "La Botanique de ma fille",et ce livre très médiocrement fait, mais doré sur tranche, est pour eux l'alpha et l'oméga du savoir humain : ce qui s'y trouve est article de foi, ce qui y manque passe pour hérésie. »

Plus tard, Georges Lubin[17], en 1963, fait remarquer, en citant les pages 22 et 23 du carnet ayant servi de source d'inspiration pour Indiana, que l'existence à l'île Bourbon de « la liane à l'hydropisie (urtica frutescens)... [dont] il suffit [de] casser un sarment pour obtenir une quantité d'eau très pure et très fraîche (…) a été mise en doute par M. Foucque. »


Si les doutes émis par certains vis-à-vis des descriptions de Jules Néraud peuvent convaincre les plus septiques du manque de sérieux des travaux de ce botaniste amateur, les louanges de Charles Gaudichaud convaincront les plus enthousiastes de son importance.


Dans le chapitre V de la section IV consacrée à la Botanique de Voyage autour du monde, et intitulé simplement Ile-de-France, le futur professeur de pharmacie à la Faculté de médecine de Paris et premier à occuper la fonction de garde des collections botaniques au Museum d'histoire naturelle[18] écrit :


« M. Néraud, à qui je me suis adressé depuis que cette note est faite, a bien voulu me communiquer les renseignemens précieux que je transcrirai bientôt littéralement :ces renseignemens sont du plus haut intérêt, et ils suffiront, je pense, pour assigner à leur auteur le rang distingué qu'il doit occuper parmi les naturalistes. »


L'héritage de Jules Néraud


Pourtant Jules Néraud, avocat, adjoint au maire de La Châtre, républicain militant et partisan du suffrage universel n'est jamais devenu naturaliste. Pierre Néraud de Boisdeffre affirmant dans La Lettre d'Ars numéro 17 que le goût de JulesNéraud pour la politique l'aura empêché d'embrasser la carrière de botaniste.


Cet intérêt pour une société plus juste, un autre point commun qu'il partageait avec George Sand, et pour la politique, accompagnera sa descendance. De sa fille Angèle, épouse d'Ernest Périgois (1819-1906), surnommée « La Gouvernante » tant ses décisions avaient de poids, à Pierre Néraud de Boisdeffre (1926-2002), énarque, diplomate en Europe et en Amérique du Sud et homme de lettres.


Et si cet héritage politique et littéraire semble se perpétuer, il ne faut pour autant pas oublier ses travaux de botaniste qui sont, tels les végétaux portant le nom de Néraud, pour la plupart en voie de disparition.

Entre les pertes directes :


« Pendant les deux mois de relâche à l'île de France et les quinze jours passés à Bourbon, Gaudichaud avait herborisé avec ardeur, recueilli une abondante moisson, à quoi s'était joint un précieux herbier formé par un Berrichon ayant fait un long séjour à l'île de France, Jules Néraud, l'auteur de la Botanique de ma fille, portraituré par Georges [sic] Sand. C'était, aux yeux de Gaudichaud, l'une des plus importantes des récoltes effectuées au cours de ce grand voyage. Tout fut perdu dans le naufrage[19]. »

… et les oublis modestes de La Botanique de l'enfance, où la seule mention déguisée de la fameuse néraudie, qui lui a été dédiée par Gaudichaud, apparaît dans ces lignes :




« Dans le commencement, les honneurs du patronage ne s'accordaient qu'aux maîtres de la science ; mais le nombre des plantes nouvelles s'accroissant chaque jour, il a bien fallu se rabattre sur le menu des savants, et c'est ainsi, ma chère petite, qu'on est arrivé jusqu'à moi, qu'enfin mon nom est devenu celui d'une plante[20]. »

… il serait dommage de voir l'héritage botanique du Malgache se désagréger de la même façon que ses herbiers.


Non seulement JulesNéraud était d'une humilité déconcertante, mais ses herbiers, quels que soient leurs lieux de collecte et de conservation, semblent avoir été maudits. Ainsi, dans la deuxième leçon de La Botanique de l'enfance adressée à sa fille, Jules Néraud cite «l'herbier [qu'il a] composé pour [son] usage », un herbier qui déjà en 1890 n'est plus en possession de la famille[21]. Il s'avère que même ses herbiers berrichons, sont tombés :


« (…) après lamort de Néraud, entre les mains de personnes qui ne s'occupaient pas de botanique ;en sorte, que cette collection a été avariée ; fait d'autant plus regrettable qu'elle était la collection la plus complète de son époque, pour les environs de La Châtre, et que, conséquemment, elle offrait un intérêt vraiment sérieux[22]. »

De même, les végétaux portant le nom de Néraud n'ont eux non plus aucun avenir assuré. Les trois variétés de néraudies collectées par Charles Gaudichaud en 1830 sont en danger critique d'extinction, que ce soit le Neraudia ovata, le Neraudiamelastomæfolia ( un petit arbuste pouvant mesurer jusqu'à 5mètres ) ou le Neraudia sericea et ses à peine 200 plans répertoriés.


CONCLUSION


Jules Néraud, avocat rêveur, ami et source d'inspiration de George Sand, meurt en 1855 alors que laromancière est en voyage en Italie. La disparition du Malgache affecte la femme de lettres qui nommera souvent son ami dans sa correspondance et se prendra d'amitié pour sa fille Angèle à qui elle dédiera un de ses rares poèmes.


Jules Néraud repose au cimetière de La Châtre, et sur sa tombe, on peut lire une épitaphe attribuée à George Sand par un journaliste anonyme[23] cité dans Revue d'histoire littéraire de La France :



Jules Néraud

Voyageur, botaniste, horticulteur

1794 [sic]-1855

Le voyageur sourit à l'éternel repos

Le savant va chercher la vérité sans voiles

Paix à l'homme de bien au jardin des étoiles

Qui retrouve les fleurs et le printemps éclos.


Explorateur passionné, collectionneur insatiable, homme curieux et fin, Jules Néraud était un botaniste amateur respecté par ses pairs et par ses amis scientifiques.

Que serait la botanique sans Jules Néraud ?

Peut-être une discipline de savants dans un monde clos.

Car si comme la citation le dit : « Dieu a créé, Linné a organisé », Néraud, lui, a partagé. Avec les plus jeunes, mais aussi ses confrères botanistes. Il serait par conséquent dommage d'oublier que son nom est celui d'au moins huit végétaux plus ou moins rares et fragiles, éloignés en tous points de la « belle fougère de l'île Maurice » que nous décrivait George Sand dans ses Lettres d'un voyageur.


ANNEXE


Végétaux portant le nom de Néraud :


                                                                                                       
 

Espèce

 
 

Genre

 
 

Famille

 
 

Origine

 

(* Néraud ;** Gaudichaud)

 
 

Diospyros neraudii

 
 

Diospyros

 
 

Euphorbiaceae

 
 

Maurice *

 
 

Orfilea neraudiana

 
 

Orfilea

 
 

Euphorbiaceae

 
 

Maurice *

 
 

Claoxylon neraudianum Baill. (holotype)

 
 

Orfilea

 
 

Euphorbiaceae

 
 

Maurice

 
 

Lautembergia neraudiana

 
 

Orfilea

 
 

Euphorbiaceae

 
 

Maurice

 
 

Polyscias neraudiana

 
 

Polyscias

 
 

Araliaceae

 
 

Maurice

 
 

Panax neraudiana Drake (holotype)

 
 

Polyscias

 
 

Araliaceae

 
 

Maurice

 
 

Neraudia melastomæfolia

 
 

Neraudia

 
 

Urticaceae

 
 

Iles Sandwich **

 
 

Neraudia ovata

 
 

Neraudia

 
 

Urticaceae

 
 

Iles Sandwich **

 
 

Neraudia sericea

 
 

Neraudia

 
 

Urticaceae

 
 

Iles Sandwich **

 
 

Neraudia pyrifolia

 
 

Neraudia

 
 

Urticaceae

 
 

Iles Sandwich **

 
 

Neraudia angulata

 
 

Neraudia

 
 

Urticaceae

 
 

Hawaï

 
 

Neraudia kauaiensis

 
 

Neraudia

 
 

Urticaceae

 
 

Hawaï

 


BIBLIOGRAPHIE SELECTIVE


Articles

Détharé, V.(07/04/1954), « Un ami de George Sand : Jules Néraud », dans Berry Républicain


Ouvrages collectifs

Chastaingt, G.(1883) « Catalogue des plantes vasculaires des environs de La Châtre (Indre) » dans Mémoires de la Société académique de Maine et Loire, Angers :Lachèse et Dolbau.

Courcou, G. (1999)« Charles Gaudichaud, pharmacien de la Marine au temps des voyages decircum navigation 1789-1854 » dans Revue d'histoire de la pharmacie, Paris : Société d’Histoire de la Pharmacie

Gaudichaud-Beaupré,C. (1826) « 4ème section - Botanique » dans Voyage autour du monde : entrepris par ordre du roi ... exécuté sur les corvettes de S.M.l'Uranie et la Physicienne, pendant les années 1817, 1818, 1819 et 1820,Paris : Pillet Aîné.

Godet, Ph. (1904)« Lettres de Juste et Caroline Olivier à Sainte-Beuve », dans Bibliothèqueuniverselle et Revue suisse, Lausanne : Bureau de la bibliothèqueuniverselle.

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Ouvrages

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Errera, L. (1908), Recueil d'Œuvres de Léo Errera : Botanique Générale, Bruxelles : H.Lamertin

Néraud, J. (1847) LaBotanique de l'enfance, Lausanne : Georges Bridel.

Sand, G. (1844)Lettres d'un voyageur, in Œuvres de George Sand - nouvelle édition revue parl'auteur et accompagnée de morceaux inédits, Paris : Perotin.



[1]    Philippe Godet, « Lettres de Juste et Caroline Olivier à Sainte-Beuve », dans Bibliothèque universelleet Revue suisse, Lausanne, Bureau de la bibliothèque universelle,1904,  A109, T3, N97, p.520

[2]    Guy Courcou, « Charles Gaudichaud,pharmacien de la Marine au temps des voyages de circumnavigation1789-1854 » dans Revue d'histoire de la pharmacie, Paris,Société d’Histoire de la Pharmacie, 1999 (1998) p.39

[3]    Alfred Lacroix, « Notice historique sur les membres et correspondantsde l'académie des sciences ayant travaillé dans les colonies françaises desMascareignes et de Madagascar au XVIIIe siècle et au début du XIXe »,dans Mémoires de l'Académie des sciences de l'Institut de France, Paris,Gauthier-Villars, 1936 (1934), T62, p.107

[4]    Charles Gaudichaud-Beaupré, Voyageautour du monde : entrepris par ordre du roi ... exécuté sur les corvettesde S.M. l'Uranie et la Physicienne, pendant les années 1817, 1818, 1819 et1820, Paris, Pillet Aîné (1826), 4ème section – Botanique chapitre V, p.18

[5]    Gaudichaud, Ibid. p.94 cite ce nom uneunique fois.

[6]    Gaudichaud, Ibid. p.104

[7]    George Sand, Lettres d'un voyageur,dans Œuvres de GeorgeSand - nouvelle édition revue par l'auteur et accompagnée de morceaux inédits,Paris, Perotin, 1844, p.202

[8]    Sand, Lettres d'un voyageur, p.203

[9]    Jean-Pierre Leduc-Adine, « GeorgeSand et Jules Néraud, botanistes » dans Fleurs et jardins dansl'oeuvre de George Sand - Actes du colloque international organisé du 4 au 7février 2004, Clermont-Ferrand, PU Blaise Pascal, 2006, p.303

[10]  Ibid.

[11]  Georges Lubin, George Sand et son« Malgache », Une source d' « Indiana » dans Revued'Histoire Littéraire de la France, Paris, Armand Colin, Janvier- mars1963, p.100

[12]  George Sand, dans la préface de LaBotanique de l'enfance

[13]  Jean Daniel Buchinger (1805-1888)

[14]  Victor Borie, Petites Biographiesberrichonnes, p.285

[15]  Gabriel Chastaingt, « Catalogue desplantes vasculaires des environs de La Châtre (Indre) » dans Mémoiresde la Société académique de Maine et Loire, T 38, Angers, Lachèse etDolbau, 1883, p.2

[16]  Léo Errera, Recueil d'Œuvres de LéoErrera : Botanique Générale, Bruxelles, H. Lamertin, 1908, p.270

[17]  Lubin, George Sand et son« Malgache », Une source d' « Indiana » , p.100

[18]  Courcou « Charles Gaudichaud, pharmaciende la Marine au temps des voyages de circumnavigation 1789-1854 », p.43

[19]  Lacroix, « Notice historique sur lesmembres et correspondants de l'académie des sciences ayant travaillé dans lescolonies françaises des Mascareignes et de Madagascar au XVIIIe siècle et au débutdu XIXe », p.108

[20]  Jules Néraud, La Botanique de l'enfance,Lausanne, Georges Bridel, 1847, p. 73

[21]  Antoine Le Grand, "Noticesbiographiques et bibliographiques pour l'Histoire de la Botanique en Berry"dans Mémoires de la Société historique, littéraire et scientique du Cher,Bourges, J. David, 1890, p. 139

[22]  Chastaingt, « Catalogue des plantesvasculaires des environs de La Châtre (Indre) », p.2-3

[23]  Lubin, George Sand et son« Malgache », Une source d' « Indiana », p.103

 
Dernière modification : 01/05/2015
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